Lorsque nous
avons quitté
l'Hôtel dans lequel la Gestapo de Nice nous avait
enfermés
le 1er décembre 1943, nous avons, sous bonne escorte, fait
le
trajet jusqu'à la gare de Nice,
dévisagés par les
nombreux curieux postés sur les trottoirs tout le long de ce
parcours.
Les S.S. nous ont fait entrer dans un train tout à fait
normal,
avec ses différentes classes de voyageurs et nous nous
sommes
installés avec nos maigres bagages dans des compartiments de
huit personnes, si mes souvenirs sont bons. Un couloir courait tous le
long de ces compartiments avec des WC aux deux
extrémités
du wagon. La nuit tombée on nous a demandé de
tirer les
stores. On savait, les bruits courent vite, que l'on roulait vers
Paris, pour Drancy.
Nous avions, bien sûr le
droit d'aller aux
WC, accompagnés par un soldat S.S., fusil à
l'épaule et
qui restait devant la porte du WC, ouverte, pendant que nous faisions
nos
besoins. Au retour, on avait le droit de rester quelques instants dans
le
couloir pour fumer une cigarette. Nous en avions encore à ce
moment-là. Et les allemands nous donnaient cette
autorisation.
Il ne faut pas oublier que nous
étions
encore sur sol français et dans des trains qui
n'étaient
pas des
wagons à bestiaux, et les Allemands faisaient tout ce qu'il
fallait
pour que tout reste bien calme.
Nous pouvions aussi demander
l'autorisation de
fumer une cigarette dans le couloir, car il était interdit
de
fumer dans le compartiment.
Tard dans la soirée je
demandais à
aller aux WC. Le S.S. de service m'accompagna jusqu'au WC, se posta
devant la
porte ouverte et après revint ensuite derrière
moi.
Arrivés devant le compartiment, je demandai l'autorisation
de
fumer une cigarette. Je sortis une Gauloise de mon paquet et flambais
une allumette, qui éclaira le visage du SS.
J'ai cru m'évanouir. J'avais
à
côté de moi, en uniforme de S.S. l'un de mes
meilleurs et
plus anciens amis du Lycée de Thionville. Jacques B. Nous
avons
fait ensemble les classes depuis la 10e jusqu'à la 3e, puis
il
quitta le Lycée pour
apprendre la menuiserie. Il était le plus jeune fils de la
meilleure
amie de ma mère. C'était vraiment ce que l'on
peut
appeler
un grand ami. Le jeudi après-midi, j'allais souvent manger
des
tartines
aux myrtilles chez sa maman.
Et voilà que je deviens tout
à fait
fou de le voir là, à côté de
moi, fusil
à
l'épaule dans ce train. Je me souviens m'être
écrié
: « Jacques ! » à voix basse, et lui :
« Alors
tu
t'es fait avoir, Serge ? » Sans perdre les pédales
et
voyant
que je pourrais éventuellement tirer profit de cette
situation,
je
lui dis, calmement : « Jacques, je retourne aux WC, et tu
m'accompagnes,
bien entendu, mais là j'ouvre la portière du
wagon et je
saute
du train ».
Et mon "ami" Jacques me
réponds tout aussi
calmement : « Serge, ne fais pas ça, si tu sautes,
je
tire, et, à si faible distance, je ne pourrais pas te rater
!
»
Et je regagnais mon compartiment.
J'ai raconté cette histoire
à un ami
cinéaste qui a voulu en tirer un court métrage,
intitulé
"Les voies parallèles" mais j'ai refusé. Je ne
comprends
pas
encore pourquoi, pas plus que je ne comprends pas jusqu'aujourd'hui,
pourquoi,
une fois revenu à Thionville et sachant qu'il
était lui
aussi
revenu (mais pas des mêmes endroits) je n'ai pas voulu le
revoir.
Sa
mère s'était jetée à mes
genoux pour me
supplier
de faire quelque chose pour lui, car il avait
été,
d'après
elle, enrôlé de force dans les S.S.,
étant Lorrain
et
aussi déchu de tous ses droits civiques et autres
après
son
retour à Thionville. Nous sommes restés
très
intimes
avec sa mère et n'avons plus jamais
évoqué cette
question.
Je sais qu'il a un fils qui est actuellement médecin et qui
a
beaucoup
fait pour les déportés.
Voilà l'histoire de mon bon
ami.
Je ne peux pas expliquer ce qui m'a
empêché de revoir Jacques. M'expliquer avec lui
n'aurait
pas servi à grand chose et n'aurait peut être fait
que
réanimer de très mauvais souvenirs. Et des
regrets....
D'autre part, mes parents m'avaient
conseillé de ne pas le revoir. J'avais 24 ans, et j'ai suivi
leur conseil, mais je
ne me pose plus de questions à ce sujet aujourd'hui.
Je ne peux que me rappeler......
Serge Smulevic - 25 juin 2002.
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