Les documents personnels
sont une source
importante pour suivre ces itinéraires chaotiques des Juifs
qui
ont rejoint la France.
Grâce aux
documents
confiés par la famille Sztykgold, nous pouvons suivre ici
l'itinéraire d'immigration, d'installation,
d'intégration
puis de mise
à l'écart et d'entrée dans la
clandestinité
d'une famille juive ordinaire.
Le
passeport du
père de Jacques Sztykgold
(première page).
C'est en février 1925 qu'il a
été
établi.
Moszek
Sztykgold est un
citoyen polonais, un Juif qui vit
à Varsovie.
Il a
demandé un
passeport pour la France. Il compte y
soigner une maladie grave.
Il
vient sans sa femme et
ses enfants pour ce premier voyage
exploratoire.
Photographie
et signature
de Moszek Sztykgold.
Il est
né en 1891,
à Varsovie. Il a 34 ans
quand il fait
établir ce passeport.
Le signalement (en polonais et en
français) et la destination : la France (« Francji
»
en polonais)
Le
consulat de France
à Varsovie accorde, le 18
février 1925, un visa pour un séjour de deux mois
à Menton, et le retour ensuite en Pologne.
Le visa
est
renouvelé en décembre 1927, sans
doute au moment d'un voyage
qui conduira la famille Sztykgold à une installation
définitive en France.
L'Allemagne,
qui est
encore une république
démocratique, accorde un visa de transit pour la
traversée de son territoire.
Moyennant
deux timbres
fiscaux de 10 Francs belges, la
Belgique accorde également un visa de transit, aller et
retour.
Les
visas ont
été accordés le 18
février 1925. Dès le lendemain, la
frontière
polonaise est franchie.
L'aventure de
l'intégration dans la
société française commence.
2.
Le permis de
séjour : le
début d'une intégration
Il
existe dans les
années vingt une "carte
d'identité d'étranger".
Une
telle carte est
délivrée à Moszek
Sztykgold par le Service des Etrangers de la Préfecture de
Police de Paris.
La carte est
délivrée en décembre 1927,
après la seconde
arrivée en France du père de Jacques Sztykgold,
pour une
durée d'un an.
On y apprend sa profession : il
est fourreur.
Cette fois, la famille venue de Pologne est présente.
L'épouse,
Chawa
Neumann et les deux enfants : Mala,
qui a alors 10 ans et Jacob, qui en a 7.
Jacob
ne s'appelle pas
encore Jacques. Le prénom ne
sera "francisé" que plus tard.
Sur la
page
précédente, la famille Sztykgold a
déclaré comme adresse le 90, rue Mouffetard dans
le
quartier latin.
En
1928, la famille
déménage et s'installe
quelques maisons plu loin, au 74 de la même rue. Puis, la
famille
change de quartier pour habiter le XIXe arrondissement, rue
Eugène Jumin.
Tous
ces changements de
domicile sont signalés au
Commissariat de Police.
Moszek
Sztykgold décède
quelques mois plus tard. Chawa va élever d'abord seule ses
deux
enfants, puis se remariera.
3.
La naturalisation,
résultat
d'une intégration réussie
Le 23 juin
1939, Lipman-Jacob
(Jacques)
Sztykgold est naturalisé français.
4.
Le début de
la guerre et les
premières mesures antisémites
Jacob
(Jacques) a repris le
métier de fourreur de son père.
On entre alors dans la guerre. Jacques
Sztykgold est mobilisé tardivement et ne peut rejoindre son
unité, en pleine débâcle.
Le 22 juillet 1940, l'une des toutes
premières mesures du gouvernement de Vichy consiste
à
réviser toutes les naturalisations effectuées
depuis la
loi du 10 août 1927. Jacques
Sztykgold perd donc la
nationalité française.
Une propagande
allemande en zone
occupée et française en zone "libre"
dénonce les
Juifs comme les responsables des malheurs du pays.
"Les Juifs sont votre malheur" affirme la propagande allemande sur ces
panneaux posés au bord de la route, entre Fontainebleau et
Nemours
(Photo in Klarsfeld, La
calendrier de la persécution des Juifs de France,
sans
droits indiqués)
Le
27
septembre 1940, une ordonnance
allemande prescrit en zone occupée le recensement jusqu'au
20
octobre des Juifs dont la définition est ainsi
précisée :
«
§ 1 - Sont reconnus
comme juifs ceux qui appartiennent ou
appartenaient à la religion juive, ou qui ont plus de deux
grands-parents (grands-pères et grands-mères)
juifs.
Sont considérés comme juifs les grands-parents
qui
appartiennent ou appartenaient à la religion juive.
§ 2 - Il est interdit aux Juifs qui ont fui la zone
occupée
d'y retourner
§ 3 - Toute
personne juive devra
se présenter jusqu'au 20 octobre 1940
auprès du sous-préfet de son arrondissement, dans
lequel
elle a son
domicile ou sa résidence habituelle, pour se faire inscrire
sur
un
registre spécial. La déclaration du
chef de
famille sera valable pour
toute la famille.
§ 4 - Tout commerce, dont le propriétaire ou le
détenteur est juif,
devra être désigné comme « Entreprise juive
» par
une affiche spéciale
en langues allemande et française jusqu'au 31 octobre 1940.
§ 5 - Les dirigeants des communautés
israélites
seront tenus de
fournir, sur demande des autorités françaises,
toutes les
justifications et les documentations nécessaires pour
l'application de
la présente ordonnance
§ 6 - Les contraventions à la présente
ordonnance
seront punies
d'emprisonnement et d'amende ou d'une de ces deux peines. La
confiscation des biens pourra être prononcée.
»
Respectueux
des lois françaises,
Jacques Sztykgold va se faire recenser. On lui remet un reçu
:
Jacob-Lipman
Sztykgold (dit Jacques) est
donc recensé. Le tampon "Juif" ne tardera pas à
être appliqué sur sa carte d'identité.
On voit combien la collaboration a
commencé tôt, bien avant la
célèbre entrevue
de Montoire entre Pétain et Hitler : l'ordonnance est
allemande,
mais c'est la Préfecture de police de Paris qui l'applique.
Le
but est clairement affiché : il s'agit de « mesures contre les Juifs
».
5. L'entrée
dans la
clandestinité
La famille Sztykgold sent que les choses
deviennent difficiles à Paris, et, à une date
inconnue,
ils franchissent la ligne de démarcation et se
réfugient
dans une région qu'ils connaissent
déjà, entre
Lyon et Saint-Etienne. C'est dans cette région, proche des
montagnes du Forez, que Jacques Sztygold rencontrera sa future femme,
qui se cache, elle aussi.
Mais il faut désormais une fausse
identité. Les cartes d'identité, à
l'époque, s'achètent chez les buralistes et on
doit les
faire remplir dans les mairies. Il faut donc trouver une
complicité auprès d'un ou d'une
secrétaire de
mairie.
Voici
quelques
fausses cartes de la
famille :
Fausse identité
LEFEBVRE
Jacques
Profession : "fourreur"
Né le 24 novembre 1915
Né à Toul
(Meurthe-et-Moselle)
Nationalité
française
Domicile : Givors
Vraie identité
SZTYKGOLD
Lipman-Jacob, mais le prénom usuel
était bien celui de Jacques
C'est bien sa profession. Etait-ce bien prudent
de
conserver une profession aussi typiquement juive ? La question a
dû se poser pour lui.
C'est bien le 24 novembre mais 1920. Jacques
Sztykgold se vieillit de 5 ans
Jacques S. est né à
Varsovie. La ville
de Toul n'a pas été choisie au hasard. Une grande
partie
de l'Etat-Civil de Toul a été détruit
au
début de la guerre, dans cette ville située non
loin de
la frontière.
Naturalisé en 1939, J. Sztykgold
s'est vu
retirer sa nationalité française en juillet 1940.
Givors se trouve au Sud de Lyon. Y a-t-il eu la
complicité de quelqu'un à la mairie pour obtenir
cette
carte. ? Ou bien les cachets ont-ils été
imités
par un faussaire ?
Fausse identité
BRIDOUX
Marie-Blanche
Née le 10 juillet 1886
Née à Lens (Pas-de-Calais)
Signes Particuliers : sourde
Domicile : Figeac
Vraie identité de la
mère de
Jacques Sztykgold
NAJMAN épouse WAJNSZTADT. Le nom de
"BRIDOUX"
était celui d'un ancien professeur de
comptabilité de
Jacques Sztykgold !
Chawa
Elle est née le 18-30 juin 1889.
Elle s'est
vieillie de 3 ans.
Comme Toul, la ville de Lens a vu son
Etat-Civil
détruit en mai-juin 1940.
Agée de près de 30 ans
quand elle est
arrivée en France, la mère de Jacques Sztykgold
parlait
le français avec un fort accent yiddish qui l'aurait fait
reconnaître.
Figeac se trouve dans le Lot, à 400
km de la
région stéphanoise. La mère de Jacques
Sztykgold y
a-t-elle réelllement résidé ? Rien
n'est moins
sûr.
NOTE TECHNIQUE
Les tampons semblent un peu trop "nets" pour ne
pas
être des faux.
Le procédé de
réalisation
consiste à dessiner sur papier les tampons avec une encre
particulière, une encre à polycopie. Le papier
spécial est lisse et l'encre n'y
pénètre pas. Puis
on plaque ce
dessin sur une gélatine qui servait alors pour
réaliser
des copies. La gélatine qu'on trouvait dans
des magasins spécialisés, est dans un cadre
rigide,
parfois muni d'un rouleau. On applique la fausse carte sur cette
gélatine, en veillant bien à ce que cela recouvre
en
partie la photo, pour imprimer le tampon.
On pouvait aussi
récupérer une vraie
carte d'identité et la "laver" avec une solution d'un tiers
d'eau de javel pour deux tiers d'eau. On remplaçait alors le
nom
ou les mentions qu'on voulait modifier. Il restait à changer
la
photo en reconstituant une partie du cachet.
Ces cartes d'identité avaient un
gros
inconvénient : elles résistaient à un
examen
superficiel, mais si la personne était
arrêtée,
emmenée dans un commissariat, la police vérifiait
par un
coup de téléphone si l'inscription de la carte
était bien faite dans la mairie censée l'avoir
délivrée. Si le nom ne correspondait pas ou si le
numéro d'inscription était faux,
l'authenticité de
la carte "tombait".
ancien
résistant, fabriquant de faux papiers
, déporté ensuite à Auschwitz)
Fausse carte d'identité de la future épouse de
Jacques Sztykgold.
Réfugiée dans cette
région de
Saint-Etienne-Lyon, elle y rencontrera Jacques Sztykgold.
Cette fois, c'est la mairie de Villeurbanne qui a
permis
son établissement. Les tampons ont-ils
été
volés ou imités ?
Rares photos,
petites photos,
rapidement prises sur un bord de route
6.
Solidarités juives et maquis de la fin de la guerre
Jacques
Sztykgold gardait
précieusement ce certificat d'appartenance à la
résistance. Pourtant, il n'en a jamais parlé
après
la guerre, ni à son entourage, ni à ses enfants.
La
période de l'occupation était un sujet tabou chez
les
Sztykgold : il fallait penser à l'avenir, ouvrir un magasin
pour
les parents, penser aux études pour les enfants. La
découverte de cette aventure s'est faite tout
récemment,
en 2004.
Voici le document : un certificat
d'appartenance à un groupe de résistance juive,
délivré dès la Libération,
en septembre
1944.
On se doute que pour survivre dans la
clandestinité, il faut des contacts avec des
réseaux.
D'abord pour trouver les faux papiers, puis pour échapper
aux
rafles.
Dans
les
monts du Forez, des groupes
actifs de résistants sont à l'oeuvre.
Parmi eux, l'U.J.J (Union
des Jeunes
Juifs), qui sont, en région lyonnaise,
rattachés
aux FTP
(Francs Tireurs et Partisans).
L'U.J.J.
L'U.J.J. (Union des Jeunes
Juifs) a
été formée à Lyon
à l'automne 1941.
Parmi ses premiers membres, on comptait Simon Fried
(guillotiné), Fred (tombé dans les combats de la
Libération) Francis Chapochnik, Gaby Szulewicz et Gilles
Najman.
Ses membres se recrutaient principalement dans les familles de Juifs
immigrés, réfugés de la zone Nord et
de Paris.
L'U.J.J. avait pour but en 1942 de former ces jeunes pour la lutte
contre l'occupant : solidarité, propagande (en particulier
contre la relève et le STO), actes de sabotage et actions
armées. Leur journal illégal "Le Combat des Jeunes"
paraissait en
langue française. La direction de l'U.J.J. était
située à Lyon et son activité
s'étendait
jusqu'à Saint-Etienne.
En 1943, les F.T.P.-M.O.I
créérent des groupes de combat dans le Sud,
à
l'imitation des groupes parisiens (Groupe Manouchian de l'Affiche
Rouge). La plupart des jeunes de l'U.J.J. rejoignirent, en
région lyonnaise, le groupe F.T.P. "Carmagnole"
formé
ainsi et dirigé conjointement par d'anciens des Brigades
internationales Roman Krakus et Isi Tcharnecki et de jeunes dirigeants
de l'U.J.J. : Fred, Simon Fried et Francis Chapochnik. La
période des attentats dans Lyon commença.
Plus tard, la "Carmagnole" de
Lyon forma les
maquis de Saint-Pierre-la-Plaude, d'Useran, de Sainte-Catherine et du
Col-de-Brosse, à quinze ou vingt kilomètres de
Lyon.
d'après
Jacques
Ravine, La
résistance
organisée des Juifs de France (1940-1944),
Julliard, 1973
Il
n'est pas
certain que Jacques
Sztykgold ait participé, les armes à la main,
à
des combats. Il était, en tout cas, reconnu par ses
camarades de
l'U.J.J. comme un résistant.
Tous les documents
figurant dans cette
page m'ont été fournis par la famille Sztykgold,
avec
autorisation de les mettre en ligne.
Merci à Alain Sztykgold.