Le block de la gale
A Monowitz,
ayant attrapé
la gale, au début de Janvier 1944, je fus affecté
au
Block n° 24, le "Krätzeblock" (Block de la gale)
où
l'on me soigna avec de l'ichtiol, produit iodé avec lequel
on
badigeonnait les parties atteintes. La gale, n'étant pas une
maladie très grave, mais contagieuse, on soignait quand
même ces malades à Monowitz du moins, pour ne pas
perdre
des travailleurs à la Buna. J'avais remarqué
qu'une
quantité de déportés vivait dans ce
block et qui
n'avaient pas la gale. J'appris que c'étaient d'anciens
malades
qui avaient demandé à rester dans ce block, chose
tout
à fait possible. Comme ce block était peu
peuplé
(à cause des galeux), on avait plus de chances d'avoir un
lit
pour soi, au lieu d'être à deux comme dans
certains blocks
surpeuplés.
Le "Tagesraum"
Dans la partie
du block qui
précédait l'immense dortoir (et en
était
séparé par une cloison) se trouvait le
"Tagesraum" c'est
à dire une salle d'environ 8 m.
sur 8 m. où pouvaient se tenir les
"privilégiés"
du
block, c'est à dire des Kapos, certains droits communs
(triangles
verts) et des "politiques" très anciens, en tout une bonne
quinzaine
de personnes, qui avaient le privilège de pouvoir s'asseoir
autour d'une grande table, avec deux bancs de part et d'autre, pour y
manger
leur soupe et y déguster les colis que la plupart de ces
"Reichsdeutsche" (citoyens allemands) ou "Aryens" avaient le droit de
recevoir. Ces déportés n'étaient pas
du tout
maigres et se portaient bien quoique "habitant" au block de la gale,
car une fois que l'on avait eu cette maladie, il
était très rare qu'on la rattrape, donc ils y
restaient
mais y étaient bien plus tranquille que dans tous les autres
blocks
du camp, parce que les Allemands qui avaient la phobie des maladies
contagieuses,
ne venaient pratiquement jamais dans ce block. On y était
donc
assuré d'une relative tranquillité.
Après avoir
été soigné,
j'ai demandé (poliment) au chef du block, Walter Marx la
permission d'y rester en lui disant que je pouvais m'y rendre
éventuellement utile comme peintre, pour
différents
travaux de remise en état. Accordé. Walter Marx
était un déporté juif politique,
(communiste)
ancien de Buchenwald et de Dachau qui "séjournait" dans les
camps depuis 1936. Tout le monde le respectait.
Des portraits
Il faut noter
que l'une des
rares choses que l'on ne trouvait pas dans les camps étaient
les
appareils photographiques. Pour la bonne raison qu'on n'aurait pas pu
obtenir des films, et même si on l'avait pu, il n'y avait pas
de
possibilité d'installer des Iaboratoires, ce qui aurait
d'ailleurs
été interdit.
Il me vint alors l'idée de
m'adresser
à l'un de ces "privilégiés" pour lui
demander s'il
voulait que je lui fasse son portrait afin qu'il puisse l'envoyer
à sa famille (puisqu'ils avaient le droit de correspondre,
tout
comme ils avaient le droit de recevoir des colis). Réponse
affirmative. Ce dernier m'apporta du papier à dessin et des
crayons. Je crois que je n'ai jamais aussi bien réussi un
portrait que celui-là (Tout comme les suivants) et comme je
ne
pouvais faire cela que le soir après la distribution de la
soupe, cela prit un certain temps. Et
cela se traduisit par un quart de pain. Quelle aubaine ! Puis ce fut le
tour d'un autre de ces messieurs, et petit à petit,
j'accumulais
de la nourriture, pain, margarine, soupe, saucisson et surtout des
denrées en provenance des colis de ces
déportés
favorisés. A tel point que le chef du block, Walter Marx,
à qui j'avais également "tiré" le
portrait
m'autorisa à disposer d'une petite armoire,
fermée
à clé (comme celles qui se trouvent dans les
vestiaires
des sportifs) pour y stocker mes provisions. J'eus également
l'autorisation de me tenir au "Tagesraum" pour y manger, mais cela me
gêna au plus haut point d'être assimilé
à ces
privilégiés et je ne le fis que quand je
"travaillais"
c'est à dire quand
je faisais des portraits. Et cela se sut très rapidement.
Des
privilégiés et des chefs de blocks voisins
vinrent
très régulièrement me demander de
faire leur
portrait et me payèrent en nourriture. Les uns un peu plus,
d'autres un peu moins.
Et c'est là que l'on
commença
à m'appeler "der Mahler" c'est à dire le peintre
ou le
dessinateur. II y en a qui me demandèrent même de
leur
dessiner leur maison, en me la décrivant minutieusement.
Ceux qui me demandaient de faire leur
portrait
ou d'autres dessins, ont toujours trouvé du papier, des
crayons,des crayons de couleur et même des pastels pour que
je
puisse faire leurs travaux. Je passais pratiquement toutes mes
soirées à dessiner, entouré des
curieux qui me
regardaient travailler, très admiratifs, car je dois dire
que la
peur de rater un portrait donnait des ressources
supplémentaires
à mon talent.
Mes "clients"
Mes clients en
dessins :
généralement, comme je l'ai
déjà dit, des
kapos aryens, des blockältester", et aussi des " meisters"
à l'usine de la Buna. A part Walter Marx, je me souviens
d'un
Kapo dont j'ai fait deux fois le portrait : Ernest Tausig de Vienne. un
autre jeune Kapo, également de Vienne, Max Younger. Et aussi
des
Stübendienst, dont un Polonais, très gentil,
celui-là.
A
l'usine de la Buna, j'avais un «
client » très important : un civil allemand qui
s'appelait Herr Leppin, et il prétendait que son nom
était d'origine
française, c'est à dire Lépine. Il n'a
cependant
pas prétendu qu'il
s'agissait du Lépine du Concours Lépine. Ce Herr
Leppin
m'a fait faire
le portrait de son fils, en uniforme de soldat S.S. Puis, par la suite,
il m'a décrit sa propriété, que j'ai
réalisée avec des crayons pastel
qu'il s'est procurés je ne sais comment. Ensuite je lui ai
fait
son
portrait à lui, en blouse blanche de "Meister" car il
était le
"Meister" du bureau où je travaillais,
c'est-à-dire le
Chef. Chaque
fois, il m'a donné du pain ou de la soupe de son bureau,
c'est-à-dire
de la bonne soupe.
Mes sentiments à son égard
étaient un mélange de respect et
de prudence.. Un jour que nous étions seuls tous les deux
dans
le bureau, en voyant des soldats SS par la fenêtre ,
il m'a
regardé
étrangement et a lancé (en
allemand) " ce sont des bandits !" Il n'était pas
nazi et
semblait affecté que son fils fût dans les SS.
Je dois avoir fait au moins une bonne
centaine de
dessins, ou plus, ce qui représente pas mal de
travail
et pas mal de rentrées de nourriture
supplémentaire.
La plupart de ces "clients" me payaient évidemment en
nourriture
ou en cigarettes (la monnaie d'échange-or) mais il me
payaient
très froidement, sans un remerciement particulier, et sans
sourire, à part Herr Leppin, qui lui, avait toujours le
sourire
parce que c'était un bon vivant.
Le partage
L'important
c'est que
grâce à cela j'ai pu partager ce que je recevais
avec
trois de mes amis : Maurice Feinstein (jusqu'à sa mort, mais
c'est son moral qui le lâcha) ; Oscar Israël, un
avocat,
originaire de Thionville, qui m'avait connu très jeune, et
Paul
Chrzanowski, originaire de Belleville, âgé de 17
ans
à l'époque, et dont le père, la
mère, sa
soeur de 6 ans et ses deux frères de 8 et 10 ans avaient
été gazés à leur
arrivée à
Auschwitz. Il avait un moral en-dessous de tout,et je le pris un peu
sous ma protection, et nous sommes devenus inséparables. On
l'appelait "Petit Paul". Il en est sorti et habite aujourd'hui
à
Palaiseau. Nous nous voyons tout à fait
régulièrement depuis 1958 [date à
laquelle je l'ai
retrouvé, après l'avoir cru mort], et au moment
où
j'écris ces lignes je viens de raccrocher le
téléphone après une conversation avec
lui. Il a
fait une carrière de reporter à la NBC,
(à
présent retraité) et nous nous
considérons comme
des frères.
Serge Smulevic, avec "Petit Paul" (à droite), en 1997.
« On dirait mon frère.
» commente Serge
Smulevic.
J'ai pu en
faisant ainsi des
centaines de portraits et autres dessins, éviter de voler et
de
trafiquer, car j'ai utilisé au camp mes facultés
de bon
dessinateur
de cette façon là, et cela m'a sauvé
la
vie,à
coup sûr. Souvent avec "Petit Paul" quand nous nous voyons,
nous
évoquons cette période, qui nous a permis de nous
en
sortir.
Tout le monde n'a pas eu le privilège de vivre ainsi au
camp, et
j'en suis très conscient. Le fait de travailler
très
dur, comme un forçat toute la journée, mais de
savoir
qu'après être rentré le soir
après l'appel
et la soupe, j'allais pouvoir dessiner et être
payé en
nourriture a été tellement encourageant pour moi,
moralement (et physiquement, bien sûr) que ma vie au camp et
à l'usine s'en est ressentie profondément.
Notre ancien chef de Block, Walter
Marx, a pu
malgré son âge s'en sortir également et
il est
retourné
finir ses jours à Igenheim (près de Phalsbourg)
d'où
nous avons encore eu de ses nouvelles après la
libération.
Puis il a perdu la raison, malheureusement.
Serge Smulevic - 24 juin 2002
complété par e-mail de
décembre 2002
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