La sélection

Serge Smulevic, déporté à Auschwitz III - Monowitz, évoque les sélections, à l'infirmerie du camp :


     La sélection était l'acte le plus avilissant de la déportation, tout d'abord parce ceux qui étaient désignés savaient qu'ils partaient pour la chambre à gaz, ensuite ils partaient sans état d'âme, et pour finir il est certain que pour eux c'était une sorte de libération. J'ai assisté à pas mal de sélections et je crois que pas un seul de tous ces sacrifiés a eu le loisir de réfléchir à ce qui lui arrivait. D'abord ils s'y attendaient un peu. Ils ne regardaient jamais les autres déportés au moment de la sélection. Ils partaient sans dire un mot, résignés, beaucoup plus résignés que les bêtes qu'on mène à l'abattoir. Les médecins allemands et les médecins déportés qui les assistaient faisaient les sélections automatiquement parce qu'il y avait les critères, le principal étant la disparition du pli fessier (cela indiquait clairement l’état de maigreur du déporté),  et c'était devenu une espèce d'opération mécanique et familière contre laquelle personne ne pouvait opposer la moindre résistance.
     Leur tête était vide, ils n’avaient plus aucun espoir, ni même envie de vivre, comme des malades qui souffrent tellement qu’ils trouvent la délivrance, soit dans le suicide ou la mort qui survient brusquement. Cette sélection était appelée la « sélection automatique ». Ces pauvres déportés étaient arrivés dans cet état par la faute des SS, et ces mêmes SS venaient les  « cueillir » par la suite comme des fruits mûrs pour les achever, et disaient, le plus naturellement du monde, qu’ils n’avaient pas pu survivre à cause de leur moral ou parce qu’ils étaient trop faibles pour travailler comme ouvriers, ou encore n’importe quels autres mensonges grossiers.

     Je n'ai jamais aimé parler des sélections.
     J'ai moi-même échappé à une sélection parce que le quota avait été atteint. J'étais à l'infirmerie à ce moment-là et c'est après celà que j'ai commencé à dessiner et faire des portraits pour essayer d'améliorer mon ordinaire afin de ne plus faire partie d'une sélection, en devenant un  "musulman" . Cela a été une réaction  d'auto-défense et d'espoir. Peut-être y avait-il des moyens différents auxquels personne n'a jamais pensé, et il ne fallait pas nécessairement savoir dessiner, mais improviser des moyens. J'ignore lesquels, mais je suis sûr que c'était possible.
     Je crois savoir que l'attitude des femmes était différente de celle des hommes en ce qui concerne les sélections. Un plus grand moral, une envie de vivre plus forte. Moins de résignation que chez les hommes. Elles l'ont prouvé à maintes occasions.


Serge Smulevic, par e-mail, octobre 2004

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