Faim et
espérance de vie
par le docteur Hans
Münch
Introduction
En traitant de l'espérance de vie des détenus
d'Auschwitz, il y a lieu de tenir compte des effets de la faim, et des
maladies infectieuses.
Les profanes et la plupart des médecins ont des conceptions
assez peu claires au sujet de la mort par inanition, car depuis des
siècles on ne meurt pas de faim en Europe, en sorte qu'il
n'y
eut ni raisons ni occasions de s'occuper de ces questions. De plus, la
faim, tout comme les autres phénomènes de ce
genre qui
menacent directement l'existence (froid, chaleur, soif) sont des
états très douloureux, que tout le monde
évite
d'instinct, sans se faire de réflexions à leur
sujet.
Cette circonstance elle aussi contribue à
répandre sur la
faim des conceptions senti-mentales, entièrement fausses.
Personne ne comprend que la mort par inanition est un
phénomène régi par les lois de la
nature, celles
de la conservation de l'énergie, en sorte que son cours,
malgré de légères
«irrégularités» biologiques,
peut être
établi avec une précision
mathématique.
Il importe donc de rappeler au préalable les lois en
question,
pour en venir à leur relation avec l'espérance de
vie des
détenus d'Auschwitz.
L'homme n'est pas un perpetuum mobile; tout comme les autres
êtres vivants, il ne peut exister et travailler
qu'à
condition de renouveler sans cesse l'énergie
nécessaire
pour l'existence. Cette énergie s'offre à lui
sous forme
de « chaleur », il « brûle
» la
nourriture digérée par lui. L'unité de
mesure de
cette énergie est la « calorie »,
c'est-à-dire la quantité de chaleur
nécessaire
pour élever d'un degré la température
d'un gramme
d'eau.
Pour conserver la vie humaine, on a besoin, en état de repos
complet, de 1.500 cal. par 24 heures. En plus, toute manifestation
d'activité exige des calories supplémentaires. Le
simple
fait de rester debout, sans aucune autre activité, exige 300
cal. de plus. Le surplus nécessaire croît
rapidement avec
la «dureté » du travail, en sorte qu'un
«travailleur de force» a besoin de 4.000-5.000 cal.
quotidiennes. Le travail intellectuel fatigue également,
mais il
n'exige pas une quantité mesurable de calories.
Au cours de la vie normale, l'équilibre entre la
dépense
et l'apport" de l'énergie est
régularisé par
« la faim ». Si l'apport est insuffisant, le corps
est en
présence d'un déficit de calories, et l'inanition
"se
manifeste. Cependant, le corps dispose d'une réserve
d'énergie, sous forme de «graisse »..
Lorsque cette
réserve est utilisée, le corps «
maigrit ».
De la sorte, il peut vivre assez longtemps, sans que la vie soit
menacée. Par exemple en état de repos, une
réserve
de 1 0 kg de graisse peut permettre de vivre une quarantaine de jours.
L'inanition comporte deux phases. Au cours de la première,
le
corps consomme ses réserves de graisse. Lorsque celles-ci
ont
disparu,
la seconde phase commence: le corps couvre alors son déficit
calorique en consommant les protéines. Le passage de la
première à la seconde phase est facilement
reconnaissable
même par l'œil du profane. Le langage des camps de
concentration
a inventé pour l'homme qui se trouve dans la seconde phase
le
terme de « Musulman ». Aucune description ne peut
fournir
à celui qui n'a pas vu de « Musulmans »
un tableau
adéquat de cette pitoyable expression de la
misère
humaine, en sorte qu'il suffira de fournir quelques
précisions
médicales,. qui en tant que données tangibles et
mesurables semblent mieux convenir pour décrire les
«
Musulmans ».
Le « Musulman » couvre son déficit
calorique,
à défaut de graisse, par la «substance
vivante» de son corps, c'est-à-dire par les
protéines. Le corps humain ne disposant pas d'une
réserve
de protéines, chaque gramme consommé de cette
manière représente la perte d'un tissu essentiel
pour la
vie, et conduit irrémédiablement à la
« mort
», du fait de l'étiolement et de la destruction de
tous
les organes. La valeur calorique de la protéine n'est que la
moitié de celle de la graisse, en sorte qu'elle est
consommée deux fois plus rapidement. Il faut de plus tenir
compte de ce que la disparition de quantités relativement
faibles de protéine cause de très grands
dommages. Ainsi,
le sang ne peut plus s'acquitter de sa fonction de transporteur et
ravitailleur d'eau, en sorte que l'eau en excès reflue dans
les
tissus,ce qui fait conclure aux profanes à une «
augmentation de poids ». Il s'agit de
l'œdème de la faim,
un symptôme parmi bien d'autres de la
désorganisation du
corps du « Musulman ». On observe aussi une
pâleur
jaunâtre, symptôme de l'appauvrissement du sang. La
faiblesse générale se manifeste par une
somnolence
accentuée. Le vertige et la perte de connaissance sont
caractéristiques pour les troubles de la circulation, en
conséquence d'une tension sanguine extrêmement
faible. Le
tableau se complète par la diarrhée et par une
soif
lancinante.
Moralement aussi le « Musulman » est un moribond.
L'intérêt normal pour les
événements du
monde extérieur décroît jusqu'au point
où
l'intérêt pour le destin personnel
disparaît lui
aussi. Dans cet état le « Musulman » ne.
diffère plus beaucoup d'un mort, et en fait, la mort
inévitable vient souvent d'une manière
imperceptible: il
s'endort.
Lorsque le détenu d'Auschwitz était devenu un
«
Musulman », son destin était
définitivement
scellé, car les conditions requises pour la
guérison de
ce malade grave faisaient complètement défaut. Le
nombre
de jours ou de semaines pendant lesquels il vivait encore dans cet
état ne présente donc aucun
intérêt pour
notre étude; notre calcul de «
l'espérance de vie
» n'a à tenir compte que de la première
phase de la
famine, la «dépense des réserves de
graisse
».
Ce calcul est effectué dans l'étude qui suit,
compte tenu
de la variété des diverses conditions d'existence
qui
étaient possibles à Auschwitz. Nous avons
adopté
pour base le «détenu moyen », avec une
réserve de graisse de 10 kg. Nous supposons de plus que ce
«détenu moyen» ne dispose que de la
« ration
normale» de 1.500 cal., sans aucune alimentation
supplémentaire.
L'espérance de vie du détenu,
moyen, compte
tenu du déficit calorique de la ration normale
Le détenu moyen d'Auschwitz connaissait des conditions
très variées, en ce qui concerne la consommation
d'énergie. Il était affecté
à un travail
« dur », « moyen »
ou« léger
», suivant la faveur du destin. Avec la meilleure
volonté
du monde, il ne pouvait pas fournir un rendement de 3.000 cal., avec
une ration de 1.500 cal. Dans le cas d'un travail « moyen
», comme artisan, ou ouvrier d'une usine d'armement, il
pouvait
s'en tirer avec 2.500 cal. Dans le cas du travail léger, en
position assise, il avait besoin de 2.200 cal. S'il avait une chance
particulière, il était affecté
à un poste
ne comportant pas de travail physique, et pouvait se contenter de 1.800
cal.
Ceci donné, on arrive dans le cas du travailleur de force,
en
divisant le déficit calorique quotidien de 1.500 cal. = 193
g.
de graisse par la réserve de graisse, à une
durée
de 52 jours. Mais en procédant ainsi, on commet une erreur
de
principe, car le détenu affamé ne pouvait pas
continuer
à fournir le rendement initial de 3.000 cal. Son rendement
ne
pouvait que décroître rapidement, au fur et
à
mesure de son affaiblissement. De ce fait, le déficit
calorique
diminuait lui aussi. Ce processus se répétait
jusqu'à ce que le détenu, peu avant de devenir
«Musulman », ne pût fournir que le
rendement
indispensable pour « faire semblant » de
travailler. Dans
ces conditions le travailleur de force se maintenait en vie pendant une
période à peu
près deux fois plus longue que les 52 jours ci-dessus. La
diminution de la consommation calorique exerçait donc
l'effet
d'une mesure de protection du corps, prolongeant l'existence,
contre la menace de la mort par inanition.
La décroissance du rendement et l'augmentation de
l'espérance de vie qui en découle augmentent avec
l'importance du déficit calorique. Lors d'un rendement de
3.000
cal., c'est-à-dire d'un déficit calorique de
1.500 cal.,
le détenu perdra dans les 30 jours, la moitié de
ses
réserves de graisse. Dès avant, par exemple lors
d'une
perte de poids de 4 kg, son rendement sera nettement
inférieur
à celui du premier jour. En admettant qu'il continue de
travailler en dépensant 2:500 cal., il aura
sacrifié au
bout de 1 1/2 mois 70 % de ses réserves de graisse.
Après
cela, son rendement ne sera plus que de 2.200 calories environ. Sur
cette base, il atteindra au début du troisième
mois
l'état initial de « Musulman », avec une
réserve de graisse de 1 kg. Il
pourra encore marcher en rangs [« ausmarschieren »]
à son lieu de travail, mais il n'aura aucun rendement
réel, et il pourra encore vivre, avec une dépense
de
2.000 cal., un mois environ. Le schéma n° 1 montre
de plus
que l'espérance de vie croît avec la diminution du
déficit calorique. Si l'on veut étudier avec une
plus
grande précision la relation entre la durée de
vie et le
déficit calorique, le meilleur procédé
sera de
construire la courbe de l'espérance de vie, en tant que
fonction
du déficit calorique: il en résulte une hyperbole
tendant
vers l'axe des abscisses, dans le cas d'un déficit
infiniment
grand, et vers l'axe des ordonnées, dans le cas d'un
déficit nul.
Dans ce diagramme le déficit calorique correspond au travail
fourni. On constate que lors d'un travail dont la dureté
croît régulièrement,
l'espérance de vie
décroît avec une
accélération
irrégulière.
Il en résulte en pratique d'importantes
conséquences
qualitatives. Une diminution de la dépense
d'énergie dans
le cas du travail léger est plusieurs fois plus rentable
pour
l'espérance de vie que dans le cas du travail dur. L'exemple
de
notre hyperbole montre qu'un détenu affecté
à un
travail léger pouvait prolonger son existence de deux mois,
en
réduisant son rendement de 200 calories. Pour parvenir au
même résultat, le travailleur de force devait
réduire son rendement de 600 calories. Nous reviendrons
à
ce phénomène en traitant de l'effet de
l'alimentation
supplémentaire.
A cet endroit, il nous reste à donner un rapide
aperçu
sur les formes de la décroissance de rendement et de
l'amaigrissement. En pratique, cette décroissance
était
plus forte au commencement qu'à la fin seulement dans les
cas du
travail dur et du travail moyen. Dans le cas du travail
léger,
le détenu maigrissait pratiquement d'une manière
régulière. Le rendement lui aussi diminue de la
même manière que la réserve de graisse.
Nous avons décrit de la sorte le passage de
l'état de
détenu moyen à celui de
«Musulman» pour
toutes les formes de travail, et nous avons
déterminé la
durée de ce passage à l'aide de notre hyperbole.
Il nous
reste à tenter de déterminer la longueur de vie
du
« Musulman ».
Le « Musulman » doit être
considéré
à tous les points de vue comme un homme gravement malade,
qui
doit succomber rapidement aux duretés de la vie de camp, du
fait de l'absence de forces de réserve et de
défense, et
de l'atrophie progressive de tous ses organes. Si le «
Musulman
» était juif, son destin était
scellé de
toute manière, car il était inutilisable pour
tout genre
de travail, et était justiciable du «traitement
spécial». Mais le « Musulman»
aryen lui aussi,
même s'il avait la chance d'être admis à
titre de
malade à l'hôpital, empruntait tôt ou
tard la
même voie de la cheminée du crématoire.
C'est en
considérant qu'un déficit calorique de 200 cal.
fait
brûler quotidiennement 250 g de muscles qu'on comprend le
mieux
qu'il est inutile et qu'il n'est pas nécessaire de calculer
avec
précision la très courte durée de vie
du «
Musulman » d'Auschwitz. Seul un traitement
diététique très prudent et la lente
accoutumance
à une alimentation normale pouvaient le sauver, car un seul
repas abondant représentait pour lui un tel effort qu'il en
mourait. C'est de cette manière que sont morts
après la
libération des camps de concentration de très
nombreux
« Musulmans ».
Dans les conditions d'existence du camp, la mort le frappait en
l'absence de tout symptôme caractéristique d'une
fin
prochaine, soit au cours du sommeil, soit en plein jour à la
suite d'un effort trop grand, tel que la marche au lieu du travail.
La direction du camp devait tenir compte de ces morts
imprévues
des détenus en dehors du camp, car le diagnostic de
«Musulman » ne constituait nullement un motif pour
être dispensé du travail. La mort à
l'emplacement
de travail devait être comptabilisée en tant que
l'une des
formes les plus fréquentes de la mort. Cela est
confirmé
par les formulaires de la morgue, sur lesquels la « mort
à
l'emplacement du travail » figure très souvent, en
tant
qu'événement fait courant de la vie quotidienne.
A .cause
de la pénurie de papier, le verso de ces formulaires
était parfois utilisé comme fiche d'admission
à
l'Institut d'Hygiène [où travaillait le Dr Hans
Münch], et c'est de la sorte que plusieurs de ces formulaires
ont
pu être conservés.
Bien que cette imperceptible mort des « Musulmans »
fût
enregistrée par la direction du camp comme une chose allant
de
soi, sans qu'elle cherchât à y remédier
à
l'aide d'une meilleure alimentation, la production en masse des
«
Musulmans » lui posait certains problèmes. Ceux-ci
consistaient moins dans les difficultés techniques
occasionnées par la mort en série que dans les
complications ou dans l'impossibilité de la lutte contre les
épidémies.
Lorsque l'organisme sans résistance du « Musulman
»
était attaqué par l'une des nombreuses maladies
infectieuses qui sévissaient au camp, sa maladie, du fait de
l'absence de la capacité de réaction,
n'évoluait
pas de la manière typique, car ce moribond ne pouvait pas
devenir plus malade que le malade mortel qu'il était
déjà. Il devenait donc une source d'infection
indécelable, et rendait de la sorte inopérantes
toutes
les quarantaines et prescriptions de désinfection de la
direction du camp. La lutte contre les épidémies
était considérée comme une
tâche capitale
à Auschwitz, car il fallait empêcher à
tout prix le
typhus et la fièvre pétéchiale de
« franchir
les barbelés ». Il fallait donc entreprendre
quelque chose
contre les « Musulmans ». Néanmoins, on
ne recourait
pas à la voie normale, c'est-à-dire à
la
prévention au moyen d'une meilleure alimentation, mais on
luttait contre la multiplication des « Musulmans »
à
l'aide d'une généreuse application du «
traitement
spécial », en tant que prophylacticum
magnum sterilicum auschwicience.
Il est difficile de faire comprendre et de rendre crédible
au
non-Auschwitzien ce phénomène des maladies
infectieuses
les plus graves en l'absence de leurs symptômes courants,
bien
qu'au camp cela eût fait partie des
événements de
la vie
quotidienne. Cependant, j'ai retrouvé dans les dossiers de
l'Institut d'Hygiène la feuille de maladie d'un «
Musulman
» atteint d'une maladie infectieuse
indéfinissable, qui
constitue une précieuse preuve et un objet de
démonstration. De même que dans le cas
des formulaires de décès, en l'occurrence aussi
le verso
d'une feuille de maladie a servi de fiche d'admission (N°
d'examen
20.842/1943; au verso, une courbe de température avec les
indications suivantes).

La malade est admise le 24 X 1943 à
l'hôpital B Ia avec le
diagnostic usuel qui traduit la désignation profane pour
«
Musulman », de « faiblesse
générale ».
Mais selon les conceptions d'Auschwitz, le diagnostic de «
faiblesse générale » ne justifie pas
l'admission
des « faibles » à l'hôpital,
puisqu'en ce cas
il aurait fallu hospitaliser le camp tout entier. Il faut donc chercher
une maladie justifiant l'admission de la malade; si elle n'est pas plus
malade et plus faible que le « Musulman » normal,
il n'y a
pas de raison de l'accepter. L'unique singularité consiste
en
« œdèmes ». Il va de soi que
les œdèmes ne
constituent pas une raison d'admission, puisqu'il n'existe pas de
moyens permettant de les traiter.
Le médecin-détenu de service ne pouvait admettre
un
malade pour cause « d'œdème »
qu'en constatant que
cet œdème avait été
provoqué non pas par la
faim, mais par une maladie qui pouvait être
soignée dans
un hôpital. En l'occurrence, l'admission était
surtout
justifiée par le fait qu'au cours des premiers quatre jours,
la malade ne présentait pas les basses
températures
typiques pour le « Musulman », mais des
températures
entièrement « normales ».
Néanmoins,
l'admission ne paraissait pas justifiée, puisqu'au cours du
traitement, qui dura 18 jours, on ne put constater aucune maladie qui
aurait pu causer l'œdème et la faiblesse. Il ne
faut pas croire
qu'en pareil cas, les médecins détenus doutaient
sérieusement de la réalité de la
maladie, car ils
savaient très bien que chez un « Musulman
» des
températures normales représentaient toujours une
fièvre. Pour le moins, le médecin de service dut
le
constater le cinquième jour, lorsqu'une
légère
fièvre fut observable en fait. En présence de ce
premier
zigzag fébrile, qui se répéta le
douzième
jour, ainsi qu'en présence des températures plus
élevées du huitième et du
onzième jour, il
devait établir le diagnostic : « fièvre
infectieuse
». Si tel n'a pas été le cas, c'est que
de
très sérieuses raisons devaient s'y opposer. Ces
raisons
étaient sans doute la nécessité de
dissimuler
l'infection au médecin SS, car toute l'évolution
de la
maladie suggère une fièvre
pétéchiale. En
effet, en mai 1943, lorsque la malade fut admise, la fièvre
pétéchiale sévissait dans le camp des
femmes, et
en conséquence le « traitement spécial
»
était appliqué à grande
échelle, en sorte
qu'il existait de très sérieuses raisons en
faveur d'un
diagnostic sciemment faux.
Dans le cas donné, celui d'Anne Liss, la courbe de
température est absolument typique pour un «
Musulman
». Ce cas permet d'étudier avec une
clarté toute
particulière l'inimaginable « faiblesse
» de
l'organisme, car chaque fois qu'après un insignifiant zigzag
fébrile ce dernier avait épuisé toutes
ses forces
de défense, la courbe de température descendait
bien
au-dessous de la ligne normale. Cela veut dire qu'après de
tels
efforts l'organisme même fiévreux ne pouvait
atteindre la
température normale. Les basses température des
trois
derniers jours s'expliquent par la faiblesse du cœur et de la
circulation, auxquelles on a tenté de remédier le
quinzième jour au moyen d'une injection de Cardiazol.
L'administration de Scopolamine le dix-septième jour
démontre qu'à cette date le médecin
avait perdu
tout espoir dans la guérison de la malade. Dès le
dixième jour apparaissent les fréquentes selles
typiques
pour la fin du « Musulman ».
L'espérance de vie dans le cas d'une
alimentation
supplémentaire
Dans les pages qui
précèdent, nous
avons démontré qu'étant
donné la ration
auschwitzienne de 1.500 cal., le détenu moyen
était
voué
à une perdition rapide. Nous allons maintenant chercher
à
établir sous quelles conditions et à l'aide de
quelles
quantités d'alimentation supplémentaire un
détenu
pouvait survivre à Auschwitz.
La réponse de principe à cette question est
très
simple. Elle est: le déficit calorique (DC) devait
être
compensé. A Auschwitz, cette condition n'était
probablement jamais satisfaite à la longue, en sorte que
même le détenu le plus favorisé par le
sort ne
pouvait survivre qu'au cas où, après une
alternance de
jours fastes et de jours néfastes, au DC variable, il
réussissait à retrouver la liberté. Il
ne pouvait
y parvenir qu'en évitant l'état de «
Musulman
», ainsi que nous l'avons démontré plus
haut. En
conséquence, la bonne manière de poser le
problème
de la survie à Auschwitz est la suivante : pour survivre, le
détenu devait toujours disposer, à travers les
vicissitudes de la vie concentrationnaire, de suffisamment
d'alimentation supplémentaire pour
ne jamais consommer complètement sa réserve de
graisse.
Il ne pouvait y parvenir qu'à condition : 1° d'avoir
de la
chance, et 2° d'appliquer rigoureusement la seule tactique
efficace
dans la lutte contre le DC. Cette tactique consistait à
éviter tout travail physique, et à maintenir des
relations étroites avec les cuisines et les kommandos de
ravitaillement, car infime était le nombre de ceux qui
pouvaient
couvrir leur DC à l'aide des colis reçus par eux.
Il va
de soi que ces conditions étaient parfaitement bien connues
de
tous les détenus, et que c'est elles qui menaient avec une
implacable logique à la corruption endémique qui
régnait au camp, sous le nom d' « organisation
». Il
était absolument impossible d'empêcher cette
corruption,
car elle n'était pas fondée sur des besoins de
luxe ;
elle était régie par le principe : «
Être ou
ne pas
être», valable pour tous les
intéressés.
En tentant de déterminer rétrospectivement les
quantités d'alimentation supplémentaire
nécessaires pour la survie, on peut non seulement
établir
les conditions requises pour celle-ci, mais on peut aussi
éclairer quantitativement la question du «
ravitaillement
détourné ».Pour bien comprendre ces
problèmes, il faut étudier les lois auxquelles
obéissaient ces phénomènes naturels,
à
l'aide de l'analyse mathématique.
Le rapport établi plus haut entre la vitesse du
dépérissement et la grandeur de DC s'exprime par
la
relation : espérance de vie = fonction de DC. En
désignant par y le DC et par x l'espérance de
vie, on a :
y = f (x). La courbe qui en résulte présente les
caractéristiques suivantes :
1) Si DC (y) = 0, le détenu ne
dépérira pas, car x
= ∞.
2) Si l'espérance de vie (x) = 0, DC devient infini,
conduisant
à la mort instantanée par inanition.
De la sorte, le genre de notre courbe se trouve
déterminé, car les deux conditions 1) et 2) ne
peuvent
être satisfaites que par une hyperbole. La formule est donc :
La signification des deux variables x et y est connue. Pour pouvoir
tracer l'hyperbole, il reste à déterminer la
valeur de a
; on connaîtra alors la durée de vie pour toute
valeur de
DC.
a est une constante. Elle dépend des facteurs qui en
même
temps que DC influent sur la durée de vie. Ces facteurs sont
au
nombre de deux: 1 ° la valeur calorique de la graisse, et
2° la
baisse de rendement, du détenu affamé. La valeur
calorique de la graisse est connue et nous avons établi la
baisse de rendement plus haut. Ces deux facteurs sont
entièrement indépendants des conditions
particulières d'Auschwitz, en sorte que nous n'avons pas
à nous occuper de a. Nous cherchons x. Nous n'avons donc
qu'à étudier les variations de y = DC, et leurs
conséquences.
Le déficit calorique
1 ° Première définition
La conservation de l'existence, en dehors de toute activité,
par
conséquent une existence au repos absolu, exige une
consommation
quotidienne d'énergie de 1.500 cal. Pour la position
verticale
(debout), 300 calories supplémentaires sont
nécessaires.
L'homme qui en plus fournit un travail physique a besoin d'une
énergie supplémentaire. Le besoin
d'énergie (BE)
total correspond donc à l'équation suivante :
BE = consommation de base 1.500 cal. + 300 cal. + travail (?)
DC est le déficit encouru par le corps lorsque BE n'est pas
complètement couvert par l'alimentation. D'où
l'équation :
(1) DC = BE- alimentation (alimentation < EB)
2°. La relation entre DC et le rendement du
travail.
L'équation (1) donne :
DC = consommation de base + 300 cal. +-travail - alimentation (cal.) A
Auschwitz, la ration était de 1.500 cal., d'où il
résulte :
DC = 1.500 + 300 + travail - 1.500
(2) DC = 300 cal. + travail (cal.)
En d'autres termes: dans les conditions
d'Auschwitz,
le DC était représenté par le travail
fourni + 300
calories.
En conséquence, nous pouvons remplacer la notion de DC par
celle
du travail, car à nouveau nous pouvons considérer
la
relation générale DC = 300 cal. + travail comme
une
« fonction », et calculer pour chaque valeur
particulière de DC la quantité de travail
correspondante.
Ainsi, par exemple, pour un DC de 1.500 la quantité de
travail =
1.200 cal. Pour 1.400 = 1.100 cal. A l'équation (2)
correspond
la courbe suivante :
y = DC x =
travail y = f (x)
Ainsi donc, lors d'un DC de 300 cal., le travail est 0.
En introduisant cette valeur dans l'équation (1), nous avons
:
300 = BE - 1.500
BE (besoin d'énergie) = 1.800 cal. (lors d'un DC de 300
cal.!)
Nous pouvons aussi représenter DC comme une fonction de BE
(il
en résulte à nouveau une ligne droite, qui passe
par le
point 0 sous un angle de 45°), ce qui nous permet de nous
passer,
en étudiant les effets de l'inanition, de la notion de DC,
inconnue dans la vie courante, et de calculer, suivant le besoin, en
travail ou en BE. Cela rendra plus accessibles les
développements qui suivent.
3° L'ordre de grandeur de DC.
Limite
supérieure.
Les plus grands écarts possibles sont évidemment
ceux de
la faim absolue, sans aucune nourriture. Dans cet état il
est
impossible de se livrer à un travail physique quelconque
pendant
un temps appréciable. En peu de jours le corps est tellement
affaibli qu'il recherche d'instinct une existence au repos absolu.
D'autre part, le phénomène de la
décroissance de
rendement lors d'un DC de 1.500 cal. montre qu'en ce cas
également, une réduction de la limite
supérieure
est recherchée.
Limite
inférieure.
DC = 0 signifie « survivre », sans famine. DC = 100
cal.
conduit à la mort par inanition en 4 années, DC =
200
cal. conduit à la mort en 2 années. Mais ces
chiffres
n'ont qu'une signification théorique
générale, car
dans les cas concrets, et c'est eux que nous avons à
considérer, il est impossible d'établir des
rations
correspondant à un DC de 100 ou de 200 calories,
puisqu'à
100 cal. correspondent 50 grammes de pain. Lorsque les
possibilités d'une alimentation supplémentaire
existent,
200 cal. = 100 g de pain pourront toujours être atteints.
Dans
ces conditions, nous adopterons un DC de 300 cal. = 150 g de pain comme
l'unité minimum pratiquement possible. Un DC de 300 cal.
mène en 16-17 mois à l'état de
Musulman.
De la sorte, nous avons fait trois
constatations
importantes, en ce qui concerne l'ordre de grandeur de DC :
1 ° Le DC maximum supportable
est 1.500 cal.
Cette grandeur ne peut être supportée que pendant
une
courte durée.
2° Le DC le plus
élevé
entraînant des conséquences d'ordre pratique est
de 300
cal.
3° Ce DC minimum constitue 1/5
du DC maximum.
Ses effets sont catastrophiques, puisqu'il conduit à la mort
par
inanition en 16-17 mois.
Ce qui précède nous permet de connaître
d'une
manière précise l'espérance de vie
à
Auschwitz dans le cas d'une alimentation supplémentaire,
à l'aide de la courbe suivante (voir schéma).

En améliorant la ration de base de 1.500 calories
à
l'aide d'un supplément de 300 cal. = 150 g de pain, on
obtient
une courbe « surélevée » par
rapport à
la première (courbe en pointillé). Ainsi qu'on le
voit,
cette élévation n'a d'effets pratiques que dans
le
domaine du travail léger. La courbe en pointillé
montre
que dans le cas du travail dur, la vie n'est prolongée que
d'un
mois, tandis que 7,5 mois sont gagnés dans le cas du travail
léger. Dans le cas du travail intellectuel, le DC en vient
même à disparaître, en sorte que le
travailleur
intellectuel peut survivre grâce à un
supplément
quotidien de 150 g de pain.
Le prolongement de l'existence des détenus atteint
grâce
à un supplément d'alimentation peut
être
résumé dans le tableau suivant :
Nous avons obtenu de la sorte une première notion de la
quantité de calories supplémentaires
nécessaires
à la survie. Pour survivre, 600 calories suffisent dans le
cas
du travail léger, 1.000 dans le cas du travail moyen, et 300
seulement dans le cas du travail intellectuel.
Pour connaître cette quantité dans chaque cas
particulier,
il suffit d'utiliser les normogrammes construits ci-dessus. En
«
levant » ou en « abaissant » la courbe,
on peut
connaître par simple lecture l'espérance de vie
pour toute
alimentation et toute forme de travail.
Les constatations qui précèdent, faites par voie
de
déduction théorique, sont applicables aux
conditions
particulières d'Auschwitz de la manière
suivante :
SUPPLÉMENT
|
TRAVAIL
DUR |
TRAVAIL
MOYEN |
TRAVAIL
LÉGER |
300
calories |
1
mois
|
2,2
mois |
6
mois |
600
calories
|
3,5
mois |
8
mois |
survie
! |
1.000
calories |
16
mois
|
survie
! |
survie
! |
Pour pouvoir survivre, le déporté devait survivre
à une ou deux générations de
déportés arrivés au camp en
même temps que
lui. Il disposait alors des chances les meilleures d'être
affecté, en qualité « d'ancien
détenu
», à un bon kommando, dans lequel existaient des
possibilités plus ou moins officielles «
d'organisation
». Pour pouvoir franchir cette première
période,
dont on peut fixer la durée à une
année environ,
les conditions suivantes étaient requises :
1° Travail léger, ou travail intellectuel.
2° 300-600 cal. par jour d'alimentation
supplémentaire.
Le détenu pouvait obtenir
l'alimentation
supplémentaire soit en recevant des colis, soit en se
procurant
une ration ou une demi-ration supplémentaire de soupe. La
valeur
calorique de la ration de soupe était de 600 cal. Avec
beaucoup
de chance, il pouvait aussi se procurer un supplément de
pain.
300 g de pain équivalent à 600 cal.
S'il recevait des colis, ceux-ci
devaient avoir,
dans le cas de deux colis par mois, la composition au moins suivante :
3.000
g de pain |
6.000
calories |
350
g
de graisse |
2.770
calories |
|
|
|
8.770
: 14 = 625 calories |
600 calories permettaient de vivre 16 mois même dans le cas
du
travail moyen. Si le détenu réussissait
à se faire
transférer, avant l'expiration de ce délai,
à un
bon kommando, il pouvait survivre grâce au
supplément
ci-dessus.
Un raisonnement analogue s'applique au détenu disposant de
300
cal. supplémentaires, dans le cas du travail
léger. S'il
réussissait à se faire affecter au bout de la
première année à un emploi ne
comportant pas de
travail physique, il pouvait survivre.
Pratiquement sans espoir aucun était la situation du
travailleur
de force. Étant donné son BE de 3.000 cal., il
devait
disposer
d'une alimentation d'au moins 2.700 cal. pour pouvoir vivre 16 mois.
Ceci correspond à une alimentation supplémentaire
de
1.200 cal., presque le double par conséquent de la ration
quotidienne, ou bien à un colis bi-mensuel de 6 kg de pain
et de
700 g de graisse.
Les possibilités d'une telle alimentation
supplémentaire
étaient si infimes qu'en pratique, le travailleur de force
se
trouvait sous le coup d'une inéluctable sentence de mort.
Il nous reste à voir quelles étaient les
catégories de détenus
prédestinés à
survivre.
Il va de soi qu'il faut nommer en premier lieu les détenus
travaillant dans les cuisines et les kommandos de ravitaillement.
Suivent tous les détenus affectés aux travaux de
bureau
(personnel du camp, et bureaux des SS) ; ils constituaient le principal
contingent des travailleurs intellectuels.
Sous travail léger il faut entendre tout travail poursuivi
en
position assise, tel que celui des tailleurs, des éplucheurs
de
pommes de terre, et des ouvriers travaillant en position assise dans
les usines d'armement.
La catégorie des travailleurs moyens comprend surtout les
détenus occupés aux machines semi-automatiques
des usines
d'armement, ainsi que ceux occupés à certains
travaux
artisanaux (électriciens, cordonniers, etc.).
Tous les autres détenus gagnant leur soupe quotidienne en
travaillant de leurs mains doivent être
considérés
comme des travailleurs de force.
Le pourcentage des sous-alimentés
Le nombre des détenus qui pouvaient s'alimenter normalement
dépendait de l'envergure prise par la corruption, puisque
seule
l'alimentation supplémentaire permettait de compenser le DC.
Pour se former une idée du nombre des
sous-alimentés, il
faut donc établir d'abord la quantité de
ravitaillement
détourné. Nous avons déjà
cité un
chiffre pour la soupe des détenus. A la place des 700 cal.
prescrites, cette soupe ne contenait que 600 cal. Il
reste à établir combien de détenus
pouvaient vivre
de cette différence.
Le calcul est simple: dans 1.000 rations de soupe disparaissaient 1.000
x 100 = 100.000 cal. Le travailleur léger avait besoin d'un
supplément de 600 cal. En supposant que seuls les
travailleurs
légers, c'est-à-dire les « anciens
»
-détenus, savaient « organiser
»,
100.000
|
|
|
|
=
|
116
pouvaient
en vivre.
|
600
|
|
|
Il en résulte l'étonnante
conséquence que la
ration normale de 1.500 cal. prise pour base de nos calculs pouvait
permettre à elle seule à 166 détenus
sur 1.000 de
survivre, car nous
avons évidemment tenu compte, en établissant
cette base,
des
100 cal. qui étaient détournées de la
soupe.
En supposant ensuite le détournement des
quantités
suivantes des rations du soir: saucisson, confiture, fromage - 10 % = 5
g., pain 5 % = 17,5 g, sucre 20 % = 2 g, margarine 0 % (le contingent
de margarine était détourné de la
soupe), on obtient encore 47,5 cal. par tête. Dans. le cas de
notre calcul
portant sur 1.000 détenus, cela donne 47.500 cal.,
permettant
à nouveau de vivre à
47.500
|
|
|
|
=
|
79
travailleurs
légers.
|
600
|
|
|
D'où un rapport entre
détenus
sous-alimentés et détenus normalement
alimentés de
autrement dit, 75,5 % des détenus étaient
sous-alimentés. Le pourcentage de 24,5 % de
détenus
normalement alimentés correspond, selon toute vraisemblance,
au
nombre des travailleurs légers, et de ce fait, à
celui
des « anciens détenus ». En d'autres
termes : 25 %
environ pouvaient survivre grâce à la corruption,
tous les
autres devaient mourir de faim, en admettant qu'on «
organisait
» comme décrit ci-dessus. Dans un camp dans lequel
la
proportion de détenus normalement alimentés,
c'est-à-dire d' « anciens détenus
»,
était plus élevée, il fallait
« organiser
» davantage, et les autres détenus mouraient plus
vite,
à moins d'une source de ravitaillement
supplémentaire
sous forme de colis envoyés aux détenus.
Je ne suis pas en mesure d'évaluer la quantité et
la
qualité des colis, en sorte que je suis obligé de
faire
abstraction de ce facteur, en calculant le nombre des
sous-alimentés. Mais étant donné que
les Juifs ne
recevaient pas de colis, et qu'il existait des petits camps
peuplés uniquement de Juifs, la justesse de mes calculs
pourrait
être facilement vérifiée à
l'aide de ces cas.
Statistique
Résumé
:
Les calculs de la première partie sont
entièrement
confirmés par les données statistiques. Au cours
des
quinze mois qui suivaient son arrivée au camp, le
détenu
moyen devenait un « Musulman ».
L'espérance moyenne
de vie était de 6 mois.
En 1944, l'alimentation s'est améliorée de 250
cal. par
rapport à 1943. De ce fait, l'espérance de vie
fut
prolongée de 2 mois.
Dans la première partie de la présente recherche,
nous
avons étudié l'espérance de vie des
détenus
d'Auschwitz, dans les conditions de vie et d'alimentation du camp, en
nous fondant sur les lois physiologiques
générales. La
courbe d'espérance de vie que nous avons établie
doit
paraître fort théorique et, partant, peu
convaincante pour
le profane. Les conséquences que nous en avons
tirées
peuvent être mises en doute par lui.
Néanmoins, ces résultats sont sûrs, car
la seule
prémisse de nos calculs qui n'a pas
été
entièrement déterminée
expérimentalement
est la vitesse et l'importance de la baisse de rendement, en
conséquence de la faim. Nous avons postulé que le
rendement décroît proportionnellement à
la
déperdition de graisse, nous fondant sur ce qu'un homme qui
a
perdu toute sa réserve de graisse, c'est-à-dire
le
« Musulman », ne peut plus accomplir de travail
physique.
Il va de soi que pour des raisons humanitaires, la
vérification
expérimentale des résultats, obtenus dans la
première partie ne peut avoir lieu. Mais il existe un autre
moyen de contrôle. Il consiste dans une
démonstration
statistique à l'aide des listes de
décès, feuilles
de maladie et autres documents d'Auschwitz.
Je ne disposais pour ma part que des archives de l'Institut
d'Hygiène. Leur utilisation de ce point de vue paraissait au
premier abord peu prometteuse, car normalement les médecins
du
camp n'avaient aucun motif de transmettre à un laboratoire
des
matériaux permettant d'établir le diagnostic de
«
Musulman ». Néanmoins, l'examen minutieux de tous
les
156000 examens effectués par l'Institut d'Hygiène
en
1943-1944 a permis de découvrir près de 70
formulaires
d'admission dont il ressort clairement que le détenu
examiné se trouvait dans l'état de «
Musulman
», le jour de son admission. De plus, grâce aux
bienveillants efforts du cabinet de M. le juge d'instruction, il a
été possible de connaître les dates
précises
d'arrivée au camp de
ces détenus, en sorte que nous avons pu établir
la
durée précise de vie dans un nombre suffisant de
cas
particuliers pour pouvoir vérifier la justesse des
résultats de la première partie.
Disons tout de suite que cette enquête confirme en tous
points
les résultats de la première partie. En plus,
elle permet
certaines conclusions au sujet de l'importance d'une
amélioration de l'alimentation en 1944 par rapport
à 1943.
Dans le détail, les résultats sont les suivants :
L'espérance moyenne de vie est de 5,8 mois.
Sur les 69 cas, trois détenus seulement se trouvaient au
camp
depuis plus de 1 année 1/4.
Dans quatre cas, les détenus examinés se
trouvaient
depuis moins de deux mois à Auschwitz.
Dans les 62 autres cas, les détenus avaient vécu
de trois
à quinze mois avant que le diagnostic de «
Musulman
» ait été dressé.
Ces chiffres à eux seuls confirment le résultat
le plus
important de la première partie, à savoir que de
toute
manière le détenu moyen devait devenir
« Musulman
» en l'espace de 16 mois, et qu'en effectuant un travail dur
ou
moyen, il mourait beaucoup plus vite, à savoir en 3-6 mois.
L'espérance moyenne de vie de 5,8 mois concorde
entièrement avec ces chiffres, car plus de la
moitié de
tous les détenus étaient affectés aux
travaux durs
et moyens. Un détenu ne pouvait franchir le cap de la
première année qu'à l'aide d'une
alimentation
supplémentaire. Mais il ne pouvait continuer à
exister de
cette manière qu'à condition de ne pas perdre son
supplément, par la défaveur des circonstances.
La statistique montre que cela ne survenait que rarement, car trois
détenus seulement sont détenus «
Musulmans »
après un délai dépassant une
année.
En ce qui concerne les quatre cas d'un séjour au camp
inférieur à deux mois, il faut supposer qu'il
s'agissait
de détenus arrivés au camp en mauvais
état
général, ce qui était souvent le cas
de
détenus transférés de prison.
Faisant abstraction des cas des détenus ayant
vécu au
camp plus d'une année ou moins de deux mois, on en arrive au
schéma suivant :
Sont devenus Musulmans :
- par le travail dur = 28 détenus
- par le travail moyen = 14 détenus
- par le travail léger = 25 détenus
ou, en pourcentages :
- travail dur = 42 %
- travail moyen = 14 %
- travail léger = 38 %
L'alimentation
s'est-elle
améliorée en 1944 par rapport à 1943 ?
Par trimestre, la durée moyenne de l'espérance de
vie
était :
1943
|
1944
|
|
|
Janvier-Mars
|
5,9
mois
|
Juillet-Septembre |
4,2
mois |
Avril-Juin
|
6,3
mois
|
|
|
Juillet-Septembre
|
6,0
mois
|
Octobre-Décembre
|
4,5
mois
|
Octobre-Décembre
|
8,0
mois
|
|
|
moyenne
annuelle
|
4,35
mois
|
moyenne
annuelle
|
6,5
mois
|
De cette différence de plus de deux mois, la moyenne
générale étant de 5,8 mois, on doit
conclure qu'en
1944 l'alimentation s'est effectivement
améliorée,
même si l'effet en fut très limité, car
que le
détenu devienne « Musulman » en 4,3 mois
ou qu'il le
devienne en 6,5 mois n'a aucune signification pour les statistiques de
mortalité du camp d'extermination. On peut se former une
idée de l'importance de l'amélioration
à l'aide du
normogramme de l'alimentation supplémentaire (voir
schéma
ci-dessus). On y parvient de la manière suivante :
Il faut voir d'abord comment la différence se
répartit
entre les trois catégories de travailleurs,
c'est-à-dire
il faut établir pour les deux années le
pourcentage des
«Musulmans» produits par le travail dur, le travail
moyen
et le travail léger respectivement :
|
1943
|
1944
|
Travail
|
nombre
|
%
|
nombre
|
%
|
|
Dur
|
9
|
41
|
19
|
42
|
Moyen
|
5
|
21
|
9
|
20
|
Léger
|
8
|
36
|
17
|
38
|
Il en ressort que la répartition des
«Musulmans»
parmi les trois catégories de travail est restée
la
même. Il fallait s'y attendre, car les affectations au
travail se
poursuivaient de la même manière en 1943 et en
1944. Dans
la statistique de l'espérance de vie, la prolongation de
deux
mois se répartit donc entre les trois catégories
de
travail dans la production 40 : 20 : 40.
Notre normogramme nous apprend que la vie est prolongée de
deux
mois à l'aide de 400 cal. dans le cas du travail dur, de 200
cal. dans le cas du travail moyen, et de 100 cal. dans le cas du
travail léger. Le supplément moyen aura donc
été de :
40
X 400 cal. = 16.000 cal. |
|
20
X 200 cal. = 4.000 cal. |
|
40
X 100 cal. =
4.000 cal. |
|
|
|
|
|
24.000
cal. |
:
100
= 240 calories |
Mais ce
résultat de
240 cal. = 120 g. de pain ne peut pas encore être
considéré comme démontré,
car la
statistique porte sur un nombre trop réduit de sujets. En
outre,
le procédé mathématique
nécessaire à
l'obtention de résultats précis n'est pas aussi
simple
que celui dont nous nous sommes servi. Mais en tant que
première
approximation, on peut être certain que le
résultat de 240
cal. constitue la limite supérieure de l'importance du
supplément.
En faveur d'une amélioration de l'alimentation en 1944 parle
en
outre la circonstance suivante : toutes les espérances de
vie
très basses tombent dans la période 1943 -
début
1944. Après juin 1944 on ne constate qu'un seul cas d'une
espérance de vie inférieure à 3 mois
(2,8 mois).
Auparavant, on constate des durées inférieures
à 3
mois dans 9 cas sur 45 ; toutefois, 4 de ces cas sont
inférieurs
à 2 mois ; il s'agit donc, selon toute vraisemblance, de
détenus qui avaient commencé à
dépérir dans des prisons,
antérieurement à
leur transfert à Auschwitz.
Dr Hans
Münch
3 novembre 1947
|