Le rapport du « docteur » Hans Münch,

sur la faim et l'espérance de vie à Auschwitz


Pauline, élève de 1ère S au Lycée Jeanne d' Albret à St Germain-en-Laye (78100), a choisi comme thème de TPE (Travaux Personnels Encadrés), la malnutrition dans les camps nazis. Elle demande : « des informations assez précises sur la santé des déportés, plus particulièrement liées à la malnutrition et à la ration alimentaire. »

Le "médecin" SS Hans Münch, alors emprisonné, rédige en 1947 un rapport sur l'alimentation des déportés et la survie à Auschwitz. Il coopère alors avec les Alliés et réussit à être acquitté. Libéré, il devient médecin de campagne en Bavière.
     En 1998, le travail du journaliste Daniel Mermet va faire exploser le mythe du "bon docteur Münch". Dans l'interview passé sur les ondes de France-Inter, dans l'émission "Là-bas si j'y suis", le médecin nazi étale avec impudence et mépris ses opinions nazies. La justice française saisie en 1999, le condamne en 2001 pour "provocation à la haine raciale et apologie de crime contre l'humanité".
     Dans le rapport de Münch de 1947, il y a beaucoup d'informations, mais, données avec une grande froideur et un grand cynisme : ses calculs conduisent à rendre responsables de la sous-alimentation des déportés, les détenus qui "organisaient", c'est-à-dire volaient ou échangeaient de la nourriture. Cette manière de voir les choses est particulièrement odieuse.
     Il ne rend pas compte du fait que la sous-alimentation chronique est organisée par les nazis dans un but d'extermination. Il néglige aussi les autres causes de mortalité à Auschwitz, comme les épidémies de typhus, la brutalité des SS et des kapos ou le désespoir occasionné par la perte des êtres chers gazés à l'arrivée...
     Deux termes doivent être définis : ce que l'on appelle les "Musulmans" dans les camps sont les déportés arrivés au dernier degré de maigreur, de faiblesse et de désespoir. L'expression "traitement spécial" utilisée par Münch désigne, dans le codage des nazis, l'extermination dans une chambre à gaz.
Le "médecin" nazi Hans Münch
Le "médecin" nazi
Hans Münch

    


Faim et espérance de vie

par le docteur Hans Münch

Introduction

En traitant de l'espérance de vie des détenus d'Auschwitz, il y a lieu de tenir compte des effets de la faim, et des maladies infectieuses.
Les profanes et la plupart des médecins ont des conceptions assez peu claires au sujet de la mort par inanition, car depuis des siècles on ne meurt pas de faim en Europe, en sorte qu'il n'y eut ni raisons ni occasions de s'occuper de ces questions. De plus, la faim, tout comme les autres phénomènes de ce genre qui menacent directement l'existence (froid, chaleur, soif) sont des états très douloureux, que tout le monde évite d'instinct, sans se faire de réflexions à leur sujet. Cette circonstance elle aussi contribue à répandre sur la faim des conceptions senti-mentales, entièrement fausses. Personne ne comprend que la mort par inanition est un phénomène régi par les lois de la nature, celles de la conservation de l'énergie, en sorte que son cours, malgré de légères «irrégularités» biologiques, peut être établi avec une précision mathématique.
Il importe donc de rappeler au préalable les lois en question, pour en venir à leur relation avec l'espérance de vie des détenus d'Auschwitz.
L'homme n'est pas un perpetuum mobile; tout comme les autres êtres vivants, il ne peut exister et travailler qu'à condition de renouveler sans cesse l'énergie nécessaire pour l'existence. Cette énergie s'offre à lui sous forme de « chaleur », il « brûle » la nourriture digérée par lui. L'unité de mesure de cette énergie est la « calorie », c'est-à-dire la quantité de chaleur nécessaire pour élever d'un degré la température d'un gramme d'eau.
Pour conserver la vie humaine, on a besoin, en état de repos complet, de 1.500 cal. par 24 heures. En plus, toute manifestation d'activité exige des calories supplémentaires. Le simple fait de rester debout, sans aucune autre activité, exige 300 cal. de plus. Le surplus nécessaire croît rapidement avec la «dureté » du travail, en sorte qu'un «travailleur de force» a besoin de 4.000-5.000 cal. quotidiennes. Le travail intellectuel fatigue également, mais il n'exige pas une quantité mesurable de calories.
Au cours de la vie normale, l'équilibre entre la dépense et l'apport" de l'énergie est régularisé par « la faim ». Si l'apport est insuffisant, le corps est en présence d'un déficit de calories, et l'inanition "se manifeste. Cependant, le corps dispose d'une réserve d'énergie, sous forme de «graisse ».. Lorsque cette réserve est utilisée, le corps « maigrit ». De la sorte, il peut vivre assez longtemps, sans que la vie soit menacée. Par exemple en état de repos, une réserve de 1 0 kg de graisse peut permettre de vivre une quarantaine de jours.
L'inanition comporte deux phases. Au cours de la première, le corps consomme ses réserves de graisse. Lorsque celles-ci ont disparu, la seconde phase commence: le corps couvre alors son déficit calorique en consommant les protéines. Le passage de la première à la seconde phase est facilement reconnaissable même par l'œil du profane. Le langage des camps de concentration a inventé pour l'homme qui se trouve dans la seconde phase le terme de « Musulman ». Aucune description ne peut fournir à celui qui n'a pas vu de « Musulmans » un tableau adéquat de cette pitoyable expression de la misère humaine, en sorte qu'il suffira de fournir quelques précisions médicales,. qui en tant que données tangibles et mesurables semblent mieux convenir pour décrire les « Musulmans ».
Le « Musulman » couvre son déficit calorique, à défaut de graisse, par la «substance vivante» de son corps, c'est-à-dire par les protéines. Le corps humain ne disposant pas d'une réserve de protéines, chaque gramme consommé de cette manière représente la perte d'un tissu essentiel pour la vie, et conduit irrémédiablement à la « mort », du fait de l'étiolement et de la destruction de tous les organes. La valeur calorique de la protéine n'est que la moitié de celle de la graisse, en sorte qu'elle est consommée deux fois plus rapidement. Il faut de plus tenir compte de ce que la disparition de quantités relativement faibles de protéine cause de très grands dommages. Ainsi, le sang ne peut plus s'acquitter de sa fonction de transporteur et ravitailleur d'eau, en sorte que l'eau en excès reflue dans les tissus,ce qui fait conclure aux profanes à une « augmentation de poids ». Il s'agit de l'œdème de la faim, un symptôme parmi bien d'autres de la désorganisation du corps du « Musulman ». On observe aussi une pâleur jaunâtre, symptôme de l'appauvrissement du sang. La faiblesse générale se manifeste par une somnolence accentuée. Le vertige et la perte de connaissance sont caractéristiques pour les troubles de la circulation, en conséquence d'une tension sanguine extrêmement faible. Le tableau se complète par la diarrhée et par une soif lancinante.
Moralement aussi le « Musulman » est un moribond. L'intérêt normal pour les événements du monde extérieur décroît jusqu'au point où l'intérêt pour le destin personnel disparaît lui aussi. Dans cet état le « Musulman » ne. diffère plus beaucoup d'un mort, et en fait, la mort inévitable vient souvent d'une manière imperceptible: il s'endort.
Lorsque le détenu d'Auschwitz était devenu un « Musulman », son destin était définitivement scellé, car les conditions requises pour la guérison de ce malade grave faisaient complètement défaut. Le nombre de jours ou de semaines pendant lesquels il vivait encore dans cet état ne présente donc aucun intérêt pour notre étude; notre calcul de « l'espérance de vie » n'a à tenir compte que de la première phase de la famine, la «dépense des réserves de graisse ».
Ce calcul est effectué dans l'étude qui suit, compte tenu de la variété des diverses conditions d'existence qui étaient possibles à Auschwitz. Nous avons adopté pour base le «détenu moyen », avec une réserve de graisse de 10 kg. Nous supposons de plus que ce «détenu moyen» ne dispose que de la « ration normale» de 1.500 cal., sans aucune alimentation supplémentaire.

L'espérance de vie du détenu, moyen, compte tenu du déficit calorique de la ration normale

Le détenu moyen d'Auschwitz connaissait des conditions très variées, en ce qui concerne la consommation d'énergie. Il était affecté à un travail « dur », « moyen » ou« léger  », suivant la faveur du destin. Avec la meilleure volonté du monde, il ne pouvait pas fournir un rendement de 3.000 cal., avec une ration de 1.500 cal. Dans le cas d'un travail « moyen », comme artisan, ou ouvrier d'une usine d'armement, il pouvait s'en tirer avec 2.500 cal. Dans le cas du travail léger, en position assise, il avait besoin de 2.200 cal. S'il avait une chance particulière, il était affecté à un poste ne comportant pas de travail physique, et pouvait se contenter de 1.800 cal.
Ceci donné, on arrive dans le cas du travailleur de force, en divisant le déficit calorique quotidien de 1.500 cal. = 193 g. de graisse par la réserve de graisse, à une durée de 52 jours. Mais en procédant ainsi, on commet une erreur de principe, car le détenu affamé ne pouvait pas continuer à fournir le rendement initial de 3.000 cal. Son rendement ne pouvait que décroître rapidement, au fur et à mesure de son affaiblissement. De ce fait, le déficit calorique diminuait lui aussi. Ce processus se répétait jusqu'à ce que le détenu, peu avant de devenir «Musulman », ne pût fournir que le rendement indispensable pour « faire semblant » de travailler. Dans ces conditions le travailleur de force se maintenait en vie pendant une période à peu près deux fois plus longue que les 52 jours ci-dessus. La diminution de la consommation calorique exerçait donc l'effet d'une mesure de protection du corps, prolongeant l'existence, contre la menace de la mort par inanition.
La décroissance du rendement et l'augmentation de l'espérance de vie qui en découle augmentent avec l'importance du déficit calorique. Lors d'un rendement de 3.000 cal., c'est-à-dire d'un déficit calorique de 1.500 cal., le détenu perdra dans les 30 jours, la moitié de ses réserves de graisse. Dès avant, par exemple lors d'une perte de poids de 4 kg, son rendement sera nettement inférieur à celui du premier jour. En admettant qu'il continue de travailler en dépensant 2:500 cal., il aura sacrifié au bout de 1 1/2 mois 70 % de ses réserves de graisse. Après cela, son rendement ne sera plus que de 2.200 calories environ. Sur cette base, il atteindra au début du troisième mois l'état initial de « Musulman », avec une réserve de graisse de 1 kg. Il pourra encore marcher en rangs [« ausmarschieren »] à son lieu de travail, mais il n'aura aucun rendement réel, et il pourra encore vivre, avec une dépense de 2.000 cal., un mois environ. Le schéma n° 1 montre de plus que l'espérance de vie croît avec la diminution du déficit calorique. Si l'on veut étudier avec une plus grande précision la relation entre la durée de vie et le déficit calorique, le meilleur procédé sera de construire la courbe de l'espérance de vie, en tant que fonction du déficit calorique: il en résulte une hyperbole tendant vers l'axe des abscisses, dans le cas d'un déficit infiniment grand, et vers l'axe des ordonnées, dans le cas d'un déficit nul.
Dans ce diagramme le déficit calorique correspond au travail fourni. On constate que lors d'un travail dont la dureté croît régulièrement, l'espérance de vie décroît avec une accélération irrégulière.
Il en résulte en pratique d'importantes conséquences qualitatives. Une diminution de la dépense d'énergie dans le cas du travail léger est plusieurs fois plus rentable pour l'espérance de vie que dans le cas du travail dur. L'exemple de notre hyperbole montre qu'un détenu affecté à un travail léger pouvait prolonger son existence de deux mois, en réduisant son rendement de 200 calories. Pour parvenir au même résultat, le travailleur de force devait réduire son rendement de 600 calories. Nous reviendrons à ce phénomène en traitant de l'effet de l'alimentation supplémentaire.
A cet endroit, il nous reste à donner un rapide aperçu sur les formes de la décroissance de rendement et de l'amaigrissement. En pratique, cette décroissance était plus forte au commencement qu'à la fin seulement dans les cas du travail dur et du travail moyen. Dans le cas du travail léger, le détenu maigrissait pratiquement d'une manière régulière. Le rendement lui aussi diminue de la même manière que la réserve de graisse.
Nous avons décrit de la sorte le passage de l'état de détenu moyen à celui de «Musulman» pour toutes les formes de travail, et nous avons déterminé la durée de ce passage à l'aide de notre hyperbole. Il nous reste à tenter de déterminer la longueur de vie du « Musulman ».
Le « Musulman » doit être considéré à tous les points de vue comme un homme gravement malade, qui doit succomber rapidement aux duretés de la vie de camp, du fait de l'absence de forces de réserve et de défense, et de l'atrophie progressive de tous ses organes. Si le « Musulman » était juif, son destin était scellé de toute manière, car il était inutilisable pour tout genre de travail, et était justiciable du «traitement spécial». Mais le « Musulman» aryen lui aussi, même s'il avait la chance d'être admis à titre de malade à l'hôpital, empruntait tôt ou tard la même voie de la cheminée du crématoire. C'est en considérant qu'un déficit calorique de 200 cal. fait brûler quotidiennement 250 g de muscles qu'on comprend le mieux qu'il est inutile et qu'il n'est pas nécessaire de calculer avec précision la très courte durée de vie du « Musulman » d'Auschwitz. Seul un traitement diététique très prudent et la lente accoutumance à une alimentation normale pouvaient le sauver, car un seul repas abondant représentait pour lui un tel effort qu'il en mourait. C'est de cette manière que sont morts après la libération des camps de concentration de très nombreux « Musulmans ».
Dans les conditions d'existence du camp, la mort le frappait en l'absence de tout symptôme caractéristique d'une fin prochaine, soit au cours du sommeil, soit en plein jour à la suite d'un effort trop grand, tel que la marche au lieu du travail.
La direction du camp devait tenir compte de ces morts imprévues des détenus en dehors du camp, car le diagnostic de «Musulman » ne constituait nullement un motif pour être dispensé du travail. La mort à l'emplacement de travail devait être comptabilisée en tant que l'une des formes les plus fréquentes de la mort. Cela est confirmé par les formulaires de la morgue, sur lesquels la « mort à l'emplacement du travail » figure très souvent, en tant qu'événement fait courant de la vie quotidienne. A .cause de la pénurie de papier, le verso de ces formulaires était parfois utilisé comme fiche d'admission à l'Institut d'Hygiène [où travaillait le Dr Hans Münch], et c'est de la sorte que plusieurs de ces formulaires ont pu être conservés.
Bien que cette imperceptible mort des « Musulmans » fût enregistrée par la direction du camp comme une chose allant de soi, sans qu'elle cherchât à y remédier à l'aide d'une meilleure alimentation, la production en masse des « Musulmans » lui posait certains problèmes. Ceux-ci consistaient moins dans les difficultés techniques occasionnées par la mort en série que dans les complications ou dans l'impossibilité de la lutte contre les épidémies.
Lorsque l'organisme sans résistance du « Musulman » était attaqué par l'une des nombreuses maladies infectieuses qui sévissaient au camp, sa maladie, du fait de l'absence de la capacité de réaction, n'évoluait pas de la manière typique, car ce moribond ne pouvait pas devenir plus malade que le malade mortel qu'il était déjà. Il devenait donc une source d'infection indécelable, et rendait de la sorte inopérantes toutes les quarantaines et prescriptions de désinfection de la direction du camp. La lutte contre les épidémies était considérée comme une tâche capitale à Auschwitz, car il fallait empêcher à tout prix le typhus et la fièvre pétéchiale de « franchir les barbelés ». Il fallait donc entreprendre quelque chose contre les « Musulmans ». Néanmoins, on ne recourait pas à la voie normale, c'est-à-dire à la prévention au moyen d'une meilleure alimentation, mais on luttait contre la multiplication des « Musulmans » à l'aide d'une généreuse application du « traitement spécial », en tant que prophylacticum magnum sterilicum auschwicience.
Il est difficile de faire comprendre et de rendre crédible au non-Auschwitzien ce phénomène des maladies infectieuses les plus graves en l'absence de leurs symptômes courants, bien qu'au camp cela eût fait partie des événements de la vie quotidienne. Cependant, j'ai retrouvé dans les dossiers de l'Institut d'Hygiène la feuille de maladie d'un « Musulman » atteint d'une maladie infectieuse indéfinissable, qui constitue une précieuse preuve et un objet de démonstration. De même que dans le cas
des formulaires de décès, en l'occurrence aussi le verso d'une feuille de maladie a servi de fiche d'admission (N° d'examen 20.842/1943; au verso, une courbe de température avec les indications suivantes).
Courbe de températures
La malade est admise le 24 X 1943 à l'hôpital B Ia avec le diagnostic usuel qui traduit la désignation profane pour « Musulman », de « faiblesse générale ». Mais selon les conceptions d'Auschwitz, le diagnostic de « faiblesse générale » ne justifie pas l'admission des « faibles » à l'hôpital, puisqu'en ce cas il aurait fallu hospitaliser le camp tout entier. Il faut donc chercher une maladie justifiant l'admission de la malade; si elle n'est pas plus malade et plus faible que le « Musulman » normal, il n'y a pas de raison de l'accepter. L'unique singularité consiste en « œdèmes ». Il va de soi que les œdèmes ne constituent pas une raison d'admission, puisqu'il n'existe pas de moyens permettant de les traiter.
Le médecin-détenu de service ne pouvait admettre un malade pour cause « d'œdème » qu'en constatant que cet œdème avait été provoqué non pas par la faim, mais par une maladie qui pouvait être soignée dans un hôpital. En l'occurrence, l'admission était surtout justifiée par le fait qu'au cours des premiers quatre jours, la  malade ne présentait pas les basses températures typiques pour le « Musulman », mais des températures entièrement « normales ». Néanmoins, l'admission ne paraissait pas justifiée, puisqu'au cours du traitement, qui dura 18 jours, on ne put constater aucune maladie qui aurait pu causer l'œdème et la faiblesse. Il ne faut pas croire qu'en pareil cas, les médecins détenus doutaient sérieusement de la réalité de la maladie, car ils savaient très bien que chez un « Musulman » des températures normales représentaient toujours une fièvre. Pour le moins, le médecin de service dut le constater le cinquième jour, lorsqu'une légère fièvre fut observable en fait. En présence de ce premier zigzag fébrile, qui se répéta le douzième jour, ainsi qu'en présence des températures plus élevées du huitième et du onzième jour, il devait établir le diagnostic : « fièvre infectieuse ». Si tel n'a pas été le cas, c'est que de très sérieuses raisons devaient s'y opposer. Ces raisons étaient sans doute la nécessité de dissimuler l'infection au médecin SS, car toute l'évolution de la maladie suggère une fièvre pétéchiale. En effet, en mai 1943, lorsque la malade fut admise, la fièvre pétéchiale sévissait dans le camp des femmes, et en conséquence le « traitement spécial » était appliqué à grande échelle, en sorte qu'il existait de très sérieuses raisons en faveur d'un diagnostic sciemment faux.
Dans le cas donné, celui d'Anne Liss, la courbe de température est absolument typique pour un « Musulman ». Ce cas permet d'étudier avec une clarté toute particulière l'inimaginable « faiblesse » de l'organisme, car chaque fois qu'après un insignifiant zigzag fébrile ce dernier avait épuisé toutes ses forces de défense, la courbe de température descendait bien au-dessous de la ligne normale. Cela veut dire qu'après de tels efforts l'organisme même fiévreux ne pouvait atteindre la température normale. Les basses température des trois derniers jours s'expliquent par la faiblesse du cœur et de la circulation, auxquelles on a tenté de remédier le quinzième jour au moyen d'une injection de Cardiazol. L'administration de Scopolamine le dix-septième jour démontre qu'à cette date le médecin avait perdu tout espoir dans la guérison de la malade. Dès le dixième jour apparaissent les fréquentes selles typiques pour la fin du « Musulman ».

L'espérance de vie dans le cas d'une alimentation supplémentaire

    Dans les pages qui précèdent, nous avons démontré qu'étant donné la ration auschwitzienne de 1.500 cal., le détenu moyen était voué à une perdition rapide. Nous allons maintenant chercher à établir sous quelles conditions et à l'aide de quelles quantités d'alimentation supplémentaire un détenu pouvait survivre à Auschwitz.
La réponse de principe à cette question est très simple. Elle est: le déficit calorique (DC) devait être compensé. A Auschwitz, cette condition n'était probablement jamais satisfaite à la longue, en sorte que même le détenu le plus favorisé par le sort ne pouvait survivre qu'au cas où, après une alternance de jours fastes et de jours néfastes, au DC variable, il réussissait à retrouver la liberté. Il ne pouvait y parvenir qu'en évitant l'état de « Musulman », ainsi que nous l'avons démontré plus haut. En conséquence, la bonne manière de poser le problème de la survie à Auschwitz est la suivante : pour survivre, le détenu devait toujours disposer, à travers les vicissitudes de la vie concentrationnaire, de suffisamment d'alimentation supplémentaire pour ne jamais consommer complètement sa réserve de graisse.
Il ne pouvait y parvenir qu'à condition : 1° d'avoir de la chance, et 2° d'appliquer rigoureusement la seule tactique efficace dans la lutte contre le DC. Cette tactique consistait à éviter tout travail physique, et à maintenir des relations étroites avec les cuisines et les kommandos de ravitaillement, car infime était le nombre de ceux qui pouvaient couvrir leur DC à l'aide des colis reçus par eux. Il va de soi que ces conditions étaient parfaitement bien connues de tous les détenus, et que c'est elles qui menaient avec une implacable logique à la corruption endémique qui régnait au camp, sous le nom d' « organisation ». Il était absolument impossible d'empêcher cette corruption, car elle n'était pas fondée sur des besoins de luxe ; elle était régie par le principe : « Être ou ne pas être», valable pour tous les intéressés.
En tentant de déterminer rétrospectivement les quantités d'alimentation supplémentaire nécessaires pour la survie, on peut non seulement établir les conditions requises pour celle-ci, mais on peut aussi éclairer quantitativement la question du « ravitaillement détourné ».Pour bien comprendre ces problèmes, il faut étudier les lois auxquelles obéissaient ces phénomènes naturels, à l'aide de l'analyse mathématique.
Le rapport établi plus haut entre la vitesse du dépérissement et la grandeur de DC s'exprime par la relation : espérance de vie = fonction de DC. En désignant par y le DC et par x l'espérance de vie, on a : y = f (x). La courbe qui en résulte présente les caractéristiques suivantes :
1) Si DC (y) = 0, le détenu ne dépérira pas, car x = ∞.
2) Si l'espérance de vie (x) = 0, DC devient infini, conduisant à la mort instantanée par inanition.
De la sorte, le genre de notre courbe se trouve déterminé, car les deux conditions 1) et 2) ne peuvent être satisfaites que par une hyperbole. La formule est donc :

a
   y =

x
La signification des deux variables x et y est connue. Pour pouvoir tracer l'hyperbole, il reste à déterminer la valeur de a ; on connaîtra alors la durée de vie pour toute valeur de DC.
a est une constante. Elle dépend des facteurs qui en même temps que DC influent sur la durée de vie. Ces facteurs sont au nombre de deux: 1 ° la valeur calorique de la graisse, et 2° la baisse de rendement, du détenu affamé. La valeur calorique de la graisse est connue et nous avons établi la baisse de rendement plus haut. Ces deux facteurs sont entièrement indépendants des conditions particulières d'Auschwitz, en sorte que nous n'avons pas à nous occuper de a. Nous cherchons x. Nous n'avons donc qu'à étudier les variations de y = DC, et leurs conséquences.

Le déficit calorique

1 ° Première définition
La conservation de l'existence, en dehors de toute activité, par conséquent une existence au repos absolu, exige une consommation quotidienne d'énergie de 1.500 cal. Pour la position verticale (debout), 300 calories supplémentaires sont nécessaires. L'homme qui en plus fournit un travail physique a besoin d'une énergie supplémentaire. Le besoin d'énergie (BE) total correspond donc à l'équation suivante :
BE = consommation de base 1.500 cal. + 300 cal. + travail (?)
DC est le déficit encouru par le corps lorsque BE n'est pas complètement couvert par l'alimentation. D'où l'équation :
(1) DC = BE- alimentation (alimentation < EB)
2°. La relation entre DC et le rendement du travail.
L'équation (1) donne :
DC = consommation de base + 300 cal. +-travail - alimentation (cal.) A Auschwitz, la ration était de 1.500 cal., d'où il résulte :
    DC = 1.500 + 300 + travail - 1.500
    (2) DC = 300 cal. + travail (cal.)
    En d'autres termes: dans les conditions d'Auschwitz, le DC était représenté par le travail fourni + 300 calories.
En conséquence, nous pouvons remplacer la notion de DC par celle du travail, car à nouveau nous pouvons considérer la relation générale DC = 300 cal. + travail comme une « fonction », et calculer pour chaque valeur particulière de DC la quantité de travail correspondante. Ainsi, par exemple, pour un DC de 1.500 la quantité de travail = 1.200 cal. Pour 1.400 = 1.100 cal. A l'équation (2) correspond la courbe suivante :
    y = DC    x = travail    y = f (x)
Ainsi donc, lors d'un DC de 300 cal., le travail est 0.
En introduisant cette valeur dans l'équation (1), nous avons :
300 = BE - 1.500
BE (besoin d'énergie) = 1.800 cal. (lors d'un DC de 300 cal.!)
Nous pouvons aussi représenter DC comme une fonction de BE (il en résulte à nouveau une ligne droite, qui passe par le point 0 sous un angle de 45°), ce qui nous permet de nous passer, en étudiant les effets de l'inanition, de la notion de DC, inconnue dans la vie courante, et de calculer, suivant le besoin, en travail ou en BE. Cela rendra plus accessibles les développements qui suivent.
3° L'ordre de grandeur de DC.
Limite supérieure. Les plus grands écarts possibles sont évidemment ceux de la faim absolue, sans aucune nourriture. Dans cet état il est impossible de se livrer à un travail physique quelconque pendant un temps appréciable. En peu de jours le corps est tellement affaibli qu'il recherche d'instinct une existence au repos absolu. D'autre part, le phénomène de la décroissance de rendement lors d'un DC de 1.500 cal. montre qu'en ce cas également, une réduction de la limite supérieure est recherchée.
Limite inférieure. DC = 0 signifie « survivre », sans famine. DC = 100 cal. conduit à la mort par inanition en 4 années, DC = 200 cal. conduit à la mort en 2 années. Mais ces chiffres n'ont qu'une signification théorique générale, car dans les cas concrets, et c'est eux que nous avons à considérer, il est impossible d'établir des rations correspondant à un DC de 100 ou de 200 calories, puisqu'à 100 cal. correspondent 50 grammes de pain. Lorsque les possibilités d'une alimentation supplémentaire existent, 200 cal. = 100 g de pain pourront toujours être atteints. Dans ces conditions, nous adopterons un DC de 300 cal. = 150 g de pain comme l'unité minimum pratiquement possible. Un DC de 300 cal. mène en 16-17 mois à l'état de Musulman.
    De la sorte, nous avons fait trois constatations importantes, en ce qui concerne l'ordre de grandeur de DC :
    1 ° Le DC maximum supportable est 1.500 cal. Cette grandeur ne peut être supportée que pendant une courte durée.
    2° Le DC le plus élevé entraînant des conséquences d'ordre pratique est de 300 cal.
    3° Ce DC minimum constitue 1/5 du DC maximum. Ses effets sont catastrophiques, puisqu'il conduit à la mort par inanition en 16-17 mois.
Ce qui précède nous permet de connaître d'une manière précise l'espérance de vie à Auschwitz dans le cas d'une alimentation supplémentaire, à l'aide de la courbe suivante (voir schéma).

Schéma de Hans Münch

En améliorant la ration de base de 1.500 calories à l'aide d'un supplément de 300 cal. = 150 g de pain, on obtient une courbe « surélevée » par rapport à la première (courbe en pointillé). Ainsi qu'on le voit, cette élévation n'a d'effets pratiques que dans le domaine du travail léger. La courbe en pointillé montre que dans le cas du travail dur, la vie n'est prolongée que d'un mois, tandis que 7,5 mois sont gagnés dans le cas du travail léger. Dans le cas du travail intellectuel, le DC en vient même à disparaître, en sorte que le travailleur intellectuel peut survivre grâce à un supplément quotidien de 150 g de pain.
Le prolongement de l'existence des détenus atteint grâce à un supplément d'alimentation peut être résumé dans le tableau suivant :
Nous avons obtenu de la sorte une première notion de la quantité de calories supplémentaires nécessaires à la survie. Pour survivre, 600 calories suffisent dans le cas du travail léger, 1.000 dans le cas du travail moyen, et 300 seulement dans le cas du travail intellectuel.
Pour connaître cette quantité dans chaque cas particulier, il suffit d'utiliser les normogrammes construits ci-dessus. En « levant » ou en « abaissant » la courbe, on peut connaître par simple lecture l'espérance de vie pour toute alimentation et toute forme de travail.
Les constatations qui précèdent, faites par voie de déduction théorique, sont applicables aux conditions particulières d'Auschwitz de la manière suivante  :
SUPPLÉMENT
TRAVAIL DUR TRAVAIL MOYEN TRAVAIL LÉGER
300 calories 1 mois
2,2 mois 6 mois
600 calories
3,5 mois 8 mois survie !
1.000 calories 16 mois
survie ! survie !

Pour pouvoir survivre, le déporté devait survivre à une ou deux générations de déportés arrivés au camp en même temps que lui. Il disposait alors des chances les meilleures d'être affecté, en qualité « d'ancien détenu », à un bon kommando, dans lequel existaient des possibilités plus ou moins officielles « d'organisation ». Pour pouvoir franchir cette première période, dont on peut fixer la durée à une année environ, les conditions suivantes étaient requises :
1° Travail léger, ou travail intellectuel.
2° 300-600 cal. par jour d'alimentation supplémentaire.
    Le détenu pouvait obtenir l'alimentation supplémentaire soit en recevant des colis, soit en se procurant une ration ou une demi-ration supplémentaire de soupe. La valeur calorique de la ration de soupe était de 600 cal. Avec beaucoup de chance, il pouvait aussi se procurer un supplément de pain. 300 g de pain équivalent à 600 cal.
    S'il recevait des colis, ceux-ci devaient avoir, dans le cas de deux colis par mois, la composition au moins suivante :
3.000 g de pain 6.000 calories
350 g de graisse 2.770  calories



8.770 : 14 = 625 calories
600 calories permettaient de vivre 16 mois même dans le cas du travail moyen. Si le détenu réussissait à se faire transférer, avant l'expiration de ce délai, à un bon kommando, il pouvait survivre grâce au supplément ci-dessus.
Un raisonnement analogue s'applique au détenu disposant de 300 cal. supplémentaires, dans le cas du travail léger. S'il réussissait à se faire affecter au bout de la première année à un emploi ne comportant pas de travail physique, il pouvait survivre.
Pratiquement sans espoir aucun était la situation du travailleur de force. Étant donné son BE de 3.000 cal., il devait disposer d'une alimentation d'au moins 2.700 cal. pour pouvoir vivre 16 mois. Ceci correspond à une alimentation supplémentaire de 1.200 cal., presque le double par conséquent de la ration quotidienne, ou bien à un colis bi-mensuel de 6 kg de pain et de 700 g de graisse.
Les possibilités d'une telle alimentation supplémentaire étaient si infimes qu'en pratique, le travailleur de force se trouvait sous le coup d'une inéluctable sentence de mort.
Il nous reste à voir quelles étaient les catégories de détenus prédestinés à survivre.
Il va de soi qu'il faut nommer en premier lieu les détenus travaillant dans les cuisines et les kommandos de ravitaillement. Suivent tous les détenus affectés aux travaux de bureau (personnel du camp, et bureaux des SS) ; ils constituaient le principal contingent des travailleurs intellectuels.
Sous travail léger il faut entendre tout travail poursuivi en position assise, tel que celui des tailleurs, des éplucheurs de pommes de terre, et des ouvriers travaillant en position assise dans les usines d'armement.
La catégorie des travailleurs moyens comprend surtout les détenus occupés aux machines semi-automatiques des usines d'armement, ainsi que ceux occupés à certains travaux artisanaux (électriciens, cordonniers, etc.).
Tous les autres détenus gagnant leur soupe quotidienne en travaillant de leurs mains doivent être considérés comme des travailleurs de force.

Le pourcentage des sous-alimentés

Le nombre des détenus qui pouvaient s'alimenter normalement dépendait de l'envergure prise par la corruption, puisque seule l'alimentation supplémentaire permettait de compenser le DC. Pour se former une idée du nombre des sous-alimentés, il faut donc établir d'abord la quantité de ravitaillement détourné. Nous avons déjà cité un chiffre pour la soupe des détenus. A la place des 700 cal. prescrites, cette soupe ne contenait que 600 cal. Il
reste à établir combien de détenus pouvaient vivre de cette différence.
Le calcul est simple: dans 1.000 rations de soupe disparaissaient 1.000 x 100 = 100.000 cal. Le travailleur léger avait besoin d'un supplément de 600 cal. En supposant que seuls les travailleurs légers, c'est-à-dire les « anciens » -détenus, savaient « organiser  »,
100.000


=
116 pouvaient en vivre.
600


 Il en résulte l'étonnante conséquence que la ration normale de 1.500 cal. prise pour base de nos calculs pouvait permettre à elle seule à 166 détenus sur 1.000 de survivre, car nous avons évidemment tenu compte, en établissant cette base, des 100 cal. qui étaient détournées de la soupe.
En supposant ensuite le détournement des quantités suivantes des rations du soir: saucisson, confiture, fromage - 10 % = 5 g., pain 5 % = 17,5 g, sucre 20 % = 2 g, margarine 0 % (le contingent de margarine était détourné de la soupe), on obtient encore 47,5 cal. par tête. Dans. le cas de notre calcul portant sur 1.000 détenus, cela donne 47.500 cal., permettant à nouveau de vivre à
47.500


=
79 travailleurs légers.
600


    D'où un rapport entre détenus sous-alimentés et détenus normalement alimentés de
1.000

245
autrement dit, 75,5 % des détenus étaient sous-alimentés. Le pourcentage de 24,5 % de détenus normalement alimentés correspond, selon toute vraisemblance, au nombre des travailleurs légers, et de ce fait, à celui des « anciens détenus ». En d'autres termes : 25 % environ pouvaient survivre grâce à la corruption, tous les autres devaient mourir de faim, en admettant qu'on « organisait » comme décrit ci-dessus. Dans un camp dans lequel la proportion de détenus normalement alimentés, c'est-à-dire d' « anciens détenus », était plus élevée, il fallait « organiser » davantage, et les autres détenus mouraient plus vite, à moins d'une source de ravitaillement supplémentaire sous forme de colis envoyés aux détenus.
Je ne suis pas en mesure d'évaluer la quantité et la qualité des colis, en sorte que je suis obligé de faire abstraction de ce facteur, en calculant le nombre des sous-alimentés. Mais étant donné que les Juifs ne recevaient pas de colis, et qu'il existait des petits camps peuplés uniquement de Juifs, la justesse de mes calculs pourrait être facilement vérifiée à l'aide de ces cas.

Statistique

Résumé : Les calculs de la première partie sont entièrement confirmés par les données statistiques. Au cours des quinze mois qui suivaient son arrivée au camp, le détenu moyen devenait un « Musulman ». L'espérance moyenne de vie était de 6 mois.
En 1944, l'alimentation s'est améliorée de 250 cal. par rapport à 1943. De ce fait, l'espérance de vie fut prolongée de 2 mois.
Dans la première partie de la présente recherche, nous avons étudié l'espérance de vie des détenus d'Auschwitz, dans les conditions de vie et d'alimentation du camp, en nous fondant sur les lois physiologiques générales. La courbe d'espérance de vie que nous avons établie doit paraître fort théorique et, partant, peu convaincante pour le profane. Les conséquences que nous en avons tirées peuvent être mises en doute par lui.
Néanmoins, ces résultats sont sûrs, car la seule prémisse de nos calculs qui n'a pas été entièrement déterminée expérimentalement est la vitesse et l'importance de la baisse de rendement, en conséquence de la faim. Nous avons postulé que le rendement décroît proportionnellement à la déperdition de graisse, nous fondant sur ce qu'un homme qui a perdu toute sa réserve de graisse, c'est-à-dire le « Musulman », ne peut plus accomplir de travail physique.
Il va de soi que pour des raisons humanitaires, la vérification expérimentale des résultats, obtenus dans la première partie ne peut avoir lieu. Mais il existe un autre moyen de contrôle. Il consiste dans une démonstration statistique à l'aide des listes de décès, feuilles de maladie et autres documents d'Auschwitz.
Je ne disposais pour ma part que des archives de l'Institut d'Hygiène. Leur utilisation de ce point de vue paraissait au premier abord peu prometteuse, car normalement les médecins du camp n'avaient aucun motif de transmettre à un laboratoire des matériaux permettant d'établir le diagnostic de « Musulman ». Néanmoins, l'examen minutieux de tous les 156000 examens effectués par l'Institut d'Hygiène en 1943-1944 a permis de découvrir près de 70 formulaires d'admission dont il ressort clairement que le détenu examiné se trouvait dans l'état de « Musulman », le jour de son admission. De plus, grâce aux bienveillants efforts du cabinet de M. le juge d'instruction, il a été possible de connaître les dates précises d'arrivée au camp de ces détenus, en sorte que nous avons pu établir la durée précise de vie dans un nombre suffisant de cas particuliers pour pouvoir vérifier la justesse des résultats de la première partie.
Disons tout de suite que cette enquête confirme en tous points les résultats de la première partie. En plus, elle permet certaines conclusions au sujet de l'importance d'une amélioration de l'alimentation en 1944 par rapport à 1943.
Dans le détail, les résultats sont les suivants :
L'espérance moyenne de vie est de 5,8 mois.
Sur les 69 cas, trois détenus seulement se trouvaient au camp depuis plus de 1 année 1/4.
Dans quatre cas, les détenus examinés se trouvaient depuis moins de deux mois à Auschwitz.
Dans les 62 autres cas, les détenus avaient vécu de trois à quinze mois avant que le diagnostic de « Musulman » ait été dressé.
Ces chiffres à eux seuls confirment le résultat le plus important de la première partie, à savoir que de toute manière le détenu moyen devait devenir « Musulman » en l'espace de 16 mois, et qu'en effectuant un travail dur ou moyen, il mourait beaucoup plus vite, à savoir en 3-6 mois. L'espérance moyenne de vie de 5,8 mois concorde entièrement avec ces chiffres, car plus de la moitié de tous les détenus étaient affectés aux travaux durs et moyens. Un détenu ne pouvait franchir le cap de la première année qu'à l'aide d'une alimentation supplémentaire. Mais il ne pouvait continuer à exister de cette manière qu'à condition de ne pas perdre son supplément, par la défaveur des circonstances.
La statistique montre que cela ne survenait que rarement, car trois détenus seulement sont détenus « Musulmans » après un délai dépassant une année.
En ce qui concerne les quatre cas d'un séjour au camp inférieur à deux mois, il faut supposer qu'il s'agissait de détenus arrivés au camp en mauvais état général, ce qui était souvent le cas de détenus transférés de prison.
Faisant abstraction des cas des détenus ayant vécu au camp plus d'une année ou moins de deux mois, on en arrive au schéma suivant :
Sont devenus Musulmans :
- par le travail dur = 28 détenus
- par le travail moyen = 14 détenus
- par le travail léger = 25 détenus
ou, en pourcentages :
- travail dur = 42 %
- travail moyen = 14 %
- travail léger = 38 %
L'alimentation s'est-elle améliorée en 1944 par rapport à 1943 ?
Par trimestre, la durée moyenne de l'espérance de vie était :
1943
1944


Janvier-Mars
5,9 mois
Juillet-Septembre 4,2 mois Avril-Juin
6,3 mois


Juillet-Septembre
6,0 mois
Octobre-Décembre
4,5 mois
Octobre-Décembre
8,0 mois


moyenne annuelle
4,35 mois
moyenne annuelle
6,5 mois
De cette différence de plus de deux mois, la moyenne générale étant de 5,8 mois, on doit conclure qu'en 1944 l'alimentation s'est effectivement améliorée, même si l'effet en fut très limité, car que le détenu devienne « Musulman » en 4,3 mois ou qu'il le devienne en 6,5 mois n'a aucune signification pour les statistiques de mortalité du camp d'extermination. On peut se former une idée de l'importance de l'amélioration à l'aide du normogramme de l'alimentation supplémentaire (voir schéma ci-dessus). On y parvient de la manière suivante :
Il faut voir d'abord comment la différence se répartit entre les trois catégories de travailleurs, c'est-à-dire il faut établir pour les deux années le pourcentage des «Musulmans» produits par le travail dur, le travail moyen et le travail léger respectivement :

1943
1944
Travail
nombre
%
nombre
%

Dur
9
41
19
42
Moyen
5
21
9
20
Léger
8
36
17
38
Il en ressort que la répartition des «Musulmans» parmi les trois catégories de travail est restée la même. Il fallait s'y attendre, car les affectations au travail se poursuivaient de la même manière en 1943 et en 1944. Dans la statistique de l'espérance de vie, la prolongation de deux mois se répartit donc entre les trois catégories de travail dans la production 40 : 20 : 40.
Notre normogramme nous apprend que la vie est prolongée de deux mois à l'aide de 400 cal. dans le cas du travail dur, de 200 cal. dans le cas du travail moyen, et de 100 cal. dans le cas du travail léger. Le supplément moyen aura donc été de :
40 X 400 cal. = 16.000 cal.
20 X 200 cal. = 4.000 cal.
40 X 100 cal. = 4.000 cal.




24.000 cal. : 100 = 240 calories

Mais ce résultat de 240 cal. = 120 g. de pain ne peut pas encore être considéré comme démontré, car la statistique porte sur un nombre trop réduit de sujets. En outre, le procédé mathématique nécessaire à l'obtention de résultats précis n'est pas aussi simple que celui dont nous nous sommes servi. Mais en tant que première approximation, on peut être certain que le résultat de 240 cal. constitue la limite supérieure de l'importance du supplément.
En faveur d'une amélioration de l'alimentation en 1944 parle en outre la circonstance suivante : toutes les espérances de vie très basses tombent dans la période 1943 - début 1944. Après juin 1944 on ne constate qu'un seul cas d'une espérance de vie inférieure à 3 mois (2,8 mois). Auparavant, on constate des durées inférieures à 3 mois dans 9 cas sur 45 ; toutefois, 4 de ces cas sont inférieurs à 2 mois ; il s'agit donc, selon toute vraisemblance, de détenus qui avaient commencé à dépérir dans des prisons, antérieurement à leur transfert à Auschwitz.

Dr Hans Münch
3 novembre 1947


     
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