Histoire d'un bon de prime, à Auschwitz-Monowitz

Récit de Serge Smulevic


LA PRIME


C’était lors d’un bombardement qui a eu lieu soit en juillet ou en août 1944  je ne me souviens plus très bien, c’est si loin… il y a  61 ans !!!  Les Américains avaient bombardé la région d’Auschwitz et pas mal de bombes étaient tombées dans l’usine de la BUNA.
Photographie aérienne prise par les Américains, le 4 avril 1944, en vue de préparer un raid de bombardement aérien.

Photographie aérienne prise par les Américains,
le 4 avril 1944, en vue de préparer
un raid de bombardement aérien.

Le camp d'Auschwitz-Monowitz est le rectangle situé en bas, au centre de la photo.
Les installations de la Buna sont situées
dans la partie gauche de la photo.

Une fois l’alerte passée, les sirènes avaient retenti et un sous-officier SS était passé dans chaque commando en demandant que des déportés aillent à la recherche des « blindgänger » c'est-à-dire des bombes qui n’avaient pas explosé. Notre Capo, Mütel, nous regarda en souriant et demanda ironiquement : « Qui est volontaire pour aller chercher des bombes non explosées ? » Je regardai autour de moi, et j’ai levé la main. J’ai vu la stupeur sur les visages, et puis trois autres mains se levèrent. « Bon dit Mütel, ça suffit, allez-y et bonne chance ! »
Nous sommes partis tous les quatre et j’ai lu la stupeur dans les regards de mes amis qui me suivaient fidèlement. On a marché une centaine de mètres et on a repéré un bunker. Je me suis avancé, suivi de mes trois copains. Il n’y avait personne, et on s’est cachés au fond de l’abri et on est restés là pendant un peu plus d’une heure en rigolant et en nous disant : « toujours ça de pris, pendant ce temps on ne travaillera pas ».  Puis je me suis levé et j’ai dit : « ça va, on rentre ». On est revenu au commando et j’ai déclaré sur un ton impératif : « Rien à signaler, on n'a rien trouvé ». Mütel m’a regardé et a dit : « Vous avez bien cherché partout ? »  « Bien sûr, que j’ai dit, partout ». Puis, environ une heure après, le sous-off S.S. est repassé et a demandé les noms de ceux qui étaient allés chercher des « blindgänger ». Mütel les lui a donnés, et nous quatre, on était quand même légèrement inquiets, parce que, pourquoi demandait-
il nos noms ?
Vint le Dimanche, et avant la fin de l’appel, un officier SS cria les noms de tous ceux qui avaient été à la recherche des bombes non explosées quelques jours avant. Nous nous sommes présentés. Nous étions environ une cinquantaine. Et là l’officier SS donna un « Prämienschein » (un Bon-Prime) d’une valeur d’un demi Mark à chacun de nous en déclarant : « Je récompense le courage de ces volontaires, car ils sont allés chercher des bombes non-explosées, en pleine alerte. »
C’est là que nous avons appris que la sirène avait retenti par erreur avant la fin de l’alerte, et que c’était la raison de cette récompense. Mon ami Petit Paul se souviendra certainement de ce moment car on en rigole encore aujourd’hui.
Bref, nous avions de quoi aller à la cantine, pour nous acheter quelques gâteries.
Bon prime distribué à Serge Smulevic
Bon-prime attribué à Serge Smulevic,
à Auschwitz, en 1944.


2682
Camp de concentration de Flossenbürg
Bon de prime

valeur : 0,50 Reichsmark

(Le bon de prime a été imprimé
dans le camp de Flossenbürg,
mais circulait à Auschwitz.)

Bon, le lendemain soir, après le travail, je me présentai avec un ami à la cantine. Tête du responsable voyant arriver deux juifs (étoile de David sur le bandeau-matricule) parce que les Juifs ne recevaient pas de Bons-Prime, en général. Je lui ai demandé ce que je pouvais avoir pour un demi-mark, et il me répondit : « Une brosse à dents et de la pâte dentifrice, seulement  je n’ai pas de pâte dentifrice ». Bien, déjà qu’on ne se lavait pas les dents, je m’en foutais et lui demandai « Et quoi d’autre ? » Il me répondit :  «  De la moutarde–ersatz  » mais bien sûr, il n’y a pas de viande. « Et quoi encore ? » Il nous a cité des tas de conneries, comme des cure-dents, des pinces à linges, etc. etc.
Nous sommes repartis, déçus, car on ne pouvait même pas aller au bordel avec notre Bon-Prime puisqu’on n'étaient pas aryens, et on est rentrés au Block. J’ai conservé ce Prämienschein pendant tout le reste de ma captivité, et je l’ai soigneusement caché ce qui n’était pas très difficile étant donné sa petite taille et j’ai réussi à le ramener chez moi après la Libération.

Ce fut une belle aventure, parmi beaucoup d’autres, mais là on s’était tellement réjoui de pouvoir acheter quelque chose à la cantine que notre déception a été très grande, mais nous étions quand même très fiers d’avoir été récompensés pour un exploit que nous n’avions jamais accompli...
Vers la fin du mois de décembre 1949, jeune marié, je me promenais un soir  avec ma femme Bd Anspach à Bruxelles, et arrivés devant le grand magasin La Bourse, j’eus la surprise de voir devant l’une des  vitrines, Bubby Schmidt, qui avait été le Vorarbeiter (premier ouvrier) de notre commando à la BUNA. En pleurant, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre…  Il était venu de Vienne pour acheter des bas nylon. On trouvait absolument tout à Bruxelles, l’armée américaine ayant reçu l’autorisation de se servir du port d’Anvers. Et en pleurant de rire nous avons évoqué cette journée où je me suis porté volontaire pour aller cherche les obus non explosés, et l’histoire du Bon-Prime. Il me dit que notre ancien Capo, le Mütel était revenu à Vienne, avait retrouvé sa femme et qu’il allait lui raconter qu’on s’était retrouvés. Ils faisaient tous du trafic avec les bas nylon. Quelle émotion de retrouver ce garçon qui avait été un si chic type …
          Serge Smulevic - Anglet, le 7 juillet 2005.
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