Des poèmes de Myriam Smulevic

     Myriam Smulevic est la fille d'un ancien déporté d'Auschwitz, Serge Smulevic (voir "L'itinéraire de Serge Smulevic"). C'est une artiste qui, dans certaines de ses productions, est hantée par la déportation.
     Elle dessine et peint, sous le nom de Sala (voir ses dessins).
Myriam et son père, Serge Smulevic
Myriam et Serge Smulevic
Nous publions ici quelques uns des poèmes où elle évoque la déportation de son père :

169922 *


Etait-ce un clou, une plume ou une aiguille
Qu’il a planté en moi
Dans ma chair, dans mon bras
Etait-ce pour m’humilier, m’insulter, me marquer
Six chiffres
A l’encre
Il a gravé

Les yeux baissés, concentré
Indifférent
A cette immense nudité
De l’âme
Qu’il fallait dépouiller
De toute identité
A l’encre
Il s’est appliqué

Matricule il disait
A ne pas oublier
Comment mémoriser
Cette plaie qui saignait
N’exister pour personne
Nier
D’avoir été
Un homme
A l’encre
Il m’a tué

Etait-ce un clou, une plume ou une aiguille
Je sens encore le froid
De ce bout de métal
Qui m’a volé ma vie.



* 169922 est le numéro matricule tatoué sur le bras de Serge Smulevic.


L’espoir

Des larmes de pluie coulent sur ce jour de solitude
Elles me glacent, sans un bruit, c’est presque une habitude

Les nuages de l’absence passent dans l’indifférence
Et ils crèvent en silence, et se noie l’espérance

Qu’attendre de demain, déjà hier est perdu
La mort chaque matin vient pour prendre son dû

Corps et cœurs disloqués, la rage a disparu
Comme nos identités, ne restent que des hommes nus

Mais moi je m’en irai vers de nouveaux rivages
Je retrouverai mon nom, ma force, mon courage

Tous ces fils barbelés ont déchiré ma vie
Mais mon âme est intacte, elle ne m’a pas trahie

Je sortirai d’ici, je ferai des voyages
J’aurai une famille, des amis, des bagages
Une maison, un jardin, des enfants, et des livres d’images

Je sortirai d’ici…
Mais je n’aurai plus d’âge.



Néant

Hors des eaux noires
Du néant
Se sont crispées vers la lumière
Des mains

Dans des enceintes d’ombre
S’usent des ongles
Sur des murs sans fin

Ensuite des doigts
Dégoulinant
De sang
Ebaucheront sur des cœurs chimériques
Des dessins
Sans importance…



Prendre ta place

Prendre ta place au camp
Pour effacer
Toutes les rides de ton cœur
Et te donner ma vie

Pour dessiner
L’aurore du bonheur
Et la voir qui s’enfuit

Prendre ta place au camp
Pour un seul de tes mots
Pour un seul de tes cris
Pour la peur de tous ceux
Qui ont peur
De prendre ta place aux camps

Pour insulter le monde
De n’avoir
Rien compris

Et en souffrir
Et en vieillir
Et en mourir
De vivre…



Le train

C’était la nuit, ils nous ont trouvés
Tous les deux ils nous ont poussés
La porte du wagon a glissé
La porte a brutalement claqué
Et ce bruit dans ma tête…
J’ai peur, j’ai peur, j’ai peur !
Lentement je me suis laissée glisser
Le long de la paroi rugueuse
J’ai refermé les bras autour de mon petit
Pour essayer de le protéger
Et ce bruit dans ma tête…
J’ai froid, j’ai froid, j’ai froid !
Nous étions dix ou cent ou mille
Nous étions seuls
Nous étions déjà
Presque morts
Et ce bruit dans ma tête…
J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal !
L’obscurité
L’odeur
Soudain
Des cris
Et ce bruit dans ma tête…
Maman, Maman, Maman !
Je hurle
Longtemps…
Je me réveille…
Ce cauchemar, encore…
Mon fils est là, il dort…
Et moi ?
Une nuit de plus
Dans ce train
A la place de mon père.

Myriam Smulevic,
mars 2003


La longue marche

Avant, la neige était si blanche…
Le ciel clair de promesses
Dans le calme amorti des nuages floconneux
Pas un bruit dans ce désert lacté
Pas un cri dans cette immensité

Puis, au loin, comme des pointillés déchirant le papier
Une colonne de silhouettes brisées
Est sortie de nulle part
Ils avançaient courbés, transis, titubant sous le poids
De la menace hurlée

On eût dit les troncs morts
D’une forêt calcinée

La ouate crisse sous leurs pas
Il n’y a que la nature pour briser le silence
Pour dire le désespoir et pleurer leur souffrance

Il vacille et il tombe
Doucement il s’allonge
Pour ne pas déranger
Les autres le contournent
Sans regarder, sans s’arrêter

L’écho du coup résonne encore dans les consciences
Avant, la neige était si blanche…

La marche de la mort, par Sala
La marche de la mort, par Sala


Mon père ne le sait pas…

Mon père ne le sait pas
Mais souvent dans la nuit
Je me réveille
Alertée par ces bruits
J’entends claquer des bottes
Et tous ces gens qui crient
Je me lève en hurlant et je cherche un abri
Mon fils où est mon fils cache toi ils sont là
Trop tard ils me l’ont pris
Emmenez moi aussi

Mon père ne le sait pas
Mais moi j’ai pris ce train
Il me tenait la main
Et moi celle de mon fils
J’entends gronder les chiens
Et tous ces gens qui pleurent
Les roues grincent à présent et déferle la peur
La nuit n’en finit pas d’assassiner le jour
Le jour arrivera
Et la  nuit pour toujours

Mon père ne le sait pas
On arrive sur le quai
Il me lâche soudain
Mon fils est emporté
J’entends hurler les miens
Et tous ces gens qui prient
Et la mort qui est là
C’est comme un incendie

Mon père ne le sait pas
Mais j’étais avec lui
Quand on l’a déporté.



Pèlerinage

Pourquoi ce ciel si bleu
Qu’il en fait presque mal
Et quand j’ouvre les yeux
Tout paraît si normal

Où sont les chiens qui grondent
Où sont les prisonniers
Il n’y a pas de ronde
On n’entend pas pleurer

Où est le baraquement
Où mon père a dormi
J’attends les hurlements
Et ne vient aucun bruit

Je marche dans ses pas
Je respire le même air
Mais je ne tombe pas
Et ce n’est qu’un désert

Quelques ruines par ici
Et quelques mots gravés
Pour voyeurs avertis
De ne pas oublier

Je cours à la recherche de souvenirs perdus
Comment ose-t-on marcher où ils les ont pendu
Comment peut-on pleurer ceux qu’on a pas connu
Comment des fleurs poussent-elles
Sur un sol défendu…



     

Ce que souffrir veut dire


Au tout premier instant
De la frayeur
Le cœur s’affole
Et il s’emballe

Au tout premier pincement
De la douleur
Il caracole
Quand vient le mal

Et quand le cœur s’affole
Et quand le cœur s’emballe
Et quand il caracole
La lutte est inégale

Et le corps réagit
Se courbe et puis gémit
Sous les coups
Devient mou

La botte en cuir s’acharne elle est presque autonome
Elle frappe sans relâche
Ce qui était un homme
Et puis elle se détache
Il n’y a plus personne
Juste cette peur intense
D’une nouvelle souffrance
Ce soulagement meurtri
D’être toujours en vie


L'appel


C’est l’heure du réveil
Et je n’ai pas dormi
C’est l’heure de l’appel
De nos corps sans esprits

C’est le rassemblement
De mes frères décharnés
Sur la place du camp
Ce ballet insensé

Les encore vivants
Soutiennent les presque morts
On entend comme un chant
C’est presque un réconfort

On a les yeux baissés
On n’ose pas regarder
Mais on sent frissonner
Le squelette à côté

Ca peut durer des heures
Ca dure toute une vie
Le froid devient chaleur
A trembler sous la pluie

Cette chorégraphie de pyjamas rayés
Je la danse dans ma tête quand je ferme les yeux
Et c’est soudain la nuit et je suis emporté
Dans ces sables mouvants zébrés de gris et bleu


 
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