Pièce en deux actes et un trou
PREMIER ACTE -
VARSOVIE
Je suis
né à
Varsovie il y a très longtemps. J’ai
oublié. Je ne me
souviens pas
de grand’chose sauf qu’il y avait beaucoup de bruit
et beaucoup de
personnes.
Quand j’ai eu trois ans, nous
sommes partis habiter
la France.
Terre d’accueil nous avait-on
dit.
Je suis retourné
à Varsovie avec ma
mère lorsque j’ai eu dix ans. J’y ai
retrouvé beaucoup de
bruit et beaucoup de personnes. Mes grands parents maternels, les deux
frères de ma
mère et quatre de ses sœurs. Nous y sommes
restés quinze
jours,
et je suis revenu en France, vêtu d’un uniforme
d’officier
polonais
pour enfants que m’avait offert mon plus jeune oncle,
très
patriote.
Puis vint la guerre en 1939, la Pologne
envahie et
Varsovie occupée par les Allemands. Ma maison
natale ainsi
que toutes les maisons qui l’entouraient devint le
« ghetto
».
Réservé aux juifs uniquement. Plus tard les
habitants du
ghetto
se révoltèrent et les allemands
l’incendièrent.
Tous
les membres de ma famille ont été
assassinés ou
déportés.
On ne sait rien de précis, sauf qu’il
n’en reste pas un seul.
Puis
à la fin de la guerre les polonais rasèrent tout
ce qui
restait du ghetto. Le rasèrent au ras des pavés.
Il ne
reste plus rien de ma maison natale, sauf peut-être une
plaque
commémorative. Je ne suis pas allé voir.
Ça ne
m’intéresse pas, les plaques
commémoratives.
Il me reste les
photos de toute ma famille de Varsovie. Je ne les ai pas
regardées
souvent. C’est loin tout ça, j’ai de
nouveau oublié. Et
puis
je peux vivre sans.
Je n’ai plus de maison natale.
J’ai oublié
Varsovie.
Fin du premier Acte
DEUXIEME ACTE – AUSCHWITZ
Fin 1943, ma
terre d ‘accueil m’a
laissé déporter vers une autre terre
d’accueil
appelée Auschwitz.
Plus précisément Auschwitz III appelé
Monowitz.
En fait il y avait trois Auschwitz :
Auschwitz I,
le camp principal (là où on arrivait et
où se
trouvait
la fameuse rampe ) Auschwitz II, appelé Birkenau et
Auschwitz
III
appelé Monowitz.
Je ne vais pas vous raconter ce
qu’a
été ma déportation. Ni mes souffrances
physiques
ni morales.Tout le monde sait cela, ou presque tout le monde. Le
souvenir de cela s’appelle « Shoah » et
l’entretien de ce
souvenir c’est ce qui porte le nom de
« Mémoire » On parle beaucoup
de cette
Mémoire,
maintenant, à laquelle il est de bon ton de
s’atteler. (et de
bon
temps …) Beaucoup de pélerinages ont
été
organisés
vers ces camps, mais plus du tout vers Monowitz, parce que
s’il
reste
encore beaucoup à voir à Auschwitz I et
à
Auschwitz
II, il ne reste plus rien à Auschwitz III
Plus rien du tout. Les Polonais ont
tout
rasé au ras des pâquerettes, pardon... au ras des
betteraves. Tout comme ils avaient tout rasé du ghetto, ils
ont
tout rasé à Monowitz. Si je veux aller
«
pélerinager » à Monowitz je ne verrais
plus qu’un
immense champ de betteraves. Que voulez-vous que je fasse devant un
champ de betteraves ? Vous avez déjà vu
quelqu’un se recueillir devant un champ de betteraves
?
Même
Millet n’y avait pas pensé quand il a peint
l’Angélus.
Mais les Polonais y ont cru. Mais
qu’est-ce que je
vais faire maintenant ? J’y tenais beaucoup à mon
Monowitz.
C’est
curieux, allez-vous dire. Est-ce que vous croyez qu’on puisse
être
si attaché à un endroit où
l’on a tant souffert ?
Masochisme
allez-vous dire, …pas du tout. J’étais
intimement relié
à
Monowitz par des liens charnels et moraux, par tous les amis que
j’ai
perdu
parmi toutes ces betteraves, par toutes ces heures et ces
journées
que j’ai passées à penser aux miens,
à ma
liberté
perdue et à l’espoir de la retrouver. Alors,
qu’est-ce-que je
vais
faire de toutes ces betteraves ?
C’est sûrement
à cause d’elles qu’on
parle de moins en moins de Monowitz, oui, ça doit
être
à cause de cela. Mais attention ! ils sont malins les
Polonais,
c’est un bon truc ça, et dans quelques
années, ils vont
semer plein de betteraves à Auschwitz I et Auschwitz II, et
hop
! terminé, plus d’Auschwitz I et II. Rien que des
betteraves et
plus de pélerinages . Tout comme ce maire nazi en
Bavière, qui juste après la fin de la guerre se
servait
de cadavres de déportés que les SS
n’avaient pas eu le
temps de brûler, comme engrais pour ses champs de
blé
! C’est connu, ça, et j’ai encore
l’article qui a paru dans les
journaux à l’époque.
Le Républicain Lorrain, mars 1946
Allez manger du
bon pain en
Allemagne, fabriqué aux engrais de
déportés !
Bon, Monowitz
n’existe plus. Je
vais devoir vivre sans, tout comme avec ma maison natale de Varsovie.
Il faudra bien.
Je vais devoir oublier Monowitz tout
comme j’ai
oublié Varsovie…
Fin du deuxième Acte.
TROISIEME ACTE - LE TROU
J’ai
acheté un trou.
Un grand trou.
Et je me marre….
J’ai acheté un
trou dans un
cimetière. Sinon, je me serais fait incinérer,
mais comme
j’ai déjà
échappé une première
fois au four crématoire, je ne vais pas tenter le diable. Et
puis, bien que je ne sois plus croyant, c’est encore un de
ces
sacrements, si l’on peut appeler ça ainsi,
qui m’est resté dans la mémoire, parce
que c’est interdit
chez
nous.
Et je n’aime pas cette notion
de destruction par le
feu, cela ferait beaucoup de peine à tous les miens, et
ça ferait
peut-être plaisir aux mânes des SS des camps de
tous les
Auschwitz.
Et je veux aussi respecter la
volonté de ma
femme et de mes enfants.
Je ne peux pas aller me recueillir
à
Varsovie. Je ne peux pas aller me recueillir à Monowitz,
alors
je vais leur
jouer un bon tour… à tous ceux qui ont tout
détruit, en
donnant
la possibilité aux miens et à ceux qui le
voudront bien,
de
venir me dire un petit bonjour.
Et là, il faudra bien mettre
une petite
plaque commémorative. Et si je veux y faire graver que je
suis
né
à Varsovie, je peux. Et si je veux y faire graver que
j’ai
vécu
à Monowitz, je peux.
J’ai acheté ce
trou à Mont-de-Marsan,
pour être tout près de l’endroit
où reposeront plus
tard (le plus tard possible) d'autres membres de ma famille.
Comme ça je ne serai pas
tout seul.
Et je me marre…
Parce que là, quelle
revanche je prends sur
tous ceux qui ont détruit ma maison natale, ma
famille de
Varsovie, et mon Monowitz, en ne me détruisant pas moi, pour
que
pendant un
petit temps encore, je puisse rester avec les miens.
C’était pas une
bonne idée, ça
?
Fin du Troisième Acte
Serge Smulevic
Anglet, le 28 janvier 2003.
Dédié à mon grand Ami,
Dominique Natanson.
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