PAS FACILE
Vous croyez que
c'est facile de
raconter une déportation ?
Oui... on peut décrire des
faits, des
événements, des incidents
généralement
toujours dramatiques avec l'appréhension que l'on vous
soupçonne d'exagérer ce que vous racontez. De
là
ce long silence aussi qui a duré tant d'années,
causé par la non-compréhension des auditeurs.
Causé
par les expressions de doute sur les visages de ceux, qui avides de
détails
voulaient toujours en savoir davantage. Un jour, peut-être
trop
tard
déjà, nous avons mis fin à ce long
silence qui
nous
a causé beaucoup de tort et parce que nous avons pris
conscience
de notre prochaine disparition, et là, le chemin
était
tout
tracé pour donner libre cours au doute. Le doute, si facile
parce
qu'une réalité trop difficile. Une
réalité
abrasive,
trop dure à regarder en face, à
évoquer, comme
ça
tout au long d'une simple interview. Une gêne aussi. Une
pudeur,
et
le regard d'en face plein d'incrédulité. Le temps
d'une
lueur
moqueuse d'une fraction de seconde...
Alors vous croyez que les quelques milliers de rescapés
survivants des camps de la mort se sont tous mis d'accord pour vous
raconter la même histoire ?
Pas facile.....
***
*
J'ai
été
déporté à l'âge de 22 ans et
il faut
reconnaître que ce qui a
permis à la plupart des déportés de
survivre,
c'est
leur jeune âge au moment de leur déportation,
leurs bases
physiques
et physiologiques, leur potentiel moral et la volonté
intense de
vouloir survivre.
J'ai connu, dès les premiers
jours de ma
déportation, les souffrances dues à la faim, au
froid,
à l'immense fatigue causée par un travail de
forçat, par les insultes et les mauvais traitements des
kapos et
des S.S. qui avaient le droit de vie et de mort
sur nous. J'ai le souvenir d'avoir lutté très
fort parce
que
je voulais vivre, parce que je voulais revoir les miens, parce que je
voulais à nouveau être un homme libre. J'ai aussi
le
souvenir que mes compagnons de misère en me portant sur les
bras
m'avaient ramené du travail de la Buna, à
l'état
de colaps. Déposé à l'infirmerie, j'en
avais
été chassé mon état
n'étant pas
jugé assez grave. J'ai le souvenir de ces batailles pour une
cuillerée de soupe de plus. J'ai le souvenir de ma
cuillère dont j'avais aiguisé le manche pour le
rendre
aussi coupant qu'un
couteau pour pouvoir couper des tranches de un millimètre
d'épaisseur de mon petit bloc de pain noir, dur et collant.
J'ai
le souvenir de notre démarche traînante, pesante
lourde de
fatigue, désabusée et
désespérée. La
démarche de ceux qui ne vont pas tarder à mourir.
Serge Smulevic, 4 janvier 2003
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