Le témoignage de Marie-Claude Vaillant-Couturier

au Procès de Nuremberg


Marie-Claude Vaillant-Couturier Déportée dans ce camp en janvier 1943 avec 230 autres Françaises - dont seulement 43 revinrent -, Marie-Claude Vaillant-Couturier témoigna au procès de Nuremberg face à ses anciens bourreaux. C'était le 28 janvier 1946, lors de l'audience du matin..
« Nous sommes arrivées à Auschwitz au petit jour. On a déplombé nos wagons et on nous a fait sortir à coups de crosse pour nous conduire au camp de Birkenau, qui est une dépendance d'Auschwitz, dans une immense plaine, qui au mois de janvier était glacée.
Nous avons fait le trajet en tirant nos bagages. Nous sentions tellement qu'il y avait peu de chance d'en ressortir - car nous avions déjà rencontré les colonnes squelettiques qui se dirigeaient au travail - qu'en passant par le porche, nous avons chanté "la Marseillaise" pour nous donner du courage. On nous a conduites dans une grande baraque, puis à la désinfection. Là, on nous a rasé la tête et on nous a tatoué sur l'avant-bras gauche le numéro de matricule. Ensuite, on nous a mises dans une grande pièce pour prendre un bain de vapeur et une douche glacée. Tout cela se passait en présence des SS, hommes et femmes, bien que nous soyons nues. Après, on nous a remis des vêtements souillés et déchirés, une robe de coton et une jaquette pareille. Comme ces opérations avaient pris plusieurs heures, nous voyons, des fenêtres du bloc où nous nous trouvions, le camp des hommes, et vers le soir, un orchestre s'est installé. Comme il neigeait, nous nous demandions pourquoi on faisait de la musique. A ce moment-là, les commandos de travail d'hommes sont rentrés. Derrière chaque commando, il y avait des hommes qui portaient des morts. Comme ils pouvaient à peine se traîner eux-mêmes, ils étaient relevés à coups de crosse ou à coups de botte, chaque fois qu'ils s'affaissaient.
Après cela, nous avons été conduites dans le bloc où nous devions habiter. Il n'y avait pas de lit, mais les bat-flanc de 2 mètres sur 2 mètres, où nous étions couchées à neuf, sans paillasse et sans couverture la première nuit. Nous sommes demeurées dans des blocs de ce genre pendant plusieurs mois. Pendant toute la nuit, on ne pouvait pas dormir, parce que chaque fois que l'une des neuf se dérangeait - et comme elles étaient toutes malades, c'était sans arrêt - elle dérangeait toute la rangée.
A 3 heures et demie du matin, les hurlements des surveillantes nous réveillaient, et, à coups de gourdin, on était chassé de son grabat pour partir à l'appel. Rien au monde ne pouvait dispenser de l'appel, même les mourantes devaient y être traînées. Là, nous restions en rangs par cinq jusqu'à ce que le jour se lève, c'est-à-dire 7 ou 8 heures du matin en hiver, et lorsqu'il avait du brouillard, quelquefois, jusqu'à midi. Puis, les commandos s'ébranlaient pour partir travailler. »

M. Dubost, procureur général adjoint:

- Je vous demande pardon, pouvez-vous décrire les scènes de l'appel ?

Mme Vaillant-Couturier :

« Pour l'appel, on était mis en rangs, par cinq, puis nous attendions jusqu'au jour que les Aufseherinnen, c'est-à-dire les surveillantes allemandes en uniforme, viennent nous compter. Elles avaient des gourdins et elles distribuaient, au petit bonheur la chance, comme ça tombait, durant l'appel. Nous avons une compagne, Germaine Renaud, institutrice à Azay-le-Rideau en France, qui a eu le crâne fendu devant mes yeux par un coup de gourdin, durant l'appel (...). Il m'est même arrivé de voir une femme déchirée et mourir sous mes yeux, alors que le SS Tauber excitait son chien contre elle et ricanait à ce spectacle.
Les causes de mortalité étaient extrêmement nombreuses. Il y avait d'abord le manque d'hygiène total. Lorsque nous sommes arrivées à Auschwitz, pour 12.000 détenues, il y avait un seul robinet d'eau non potable, qui coulait par intermittence. Comme ce robinet était dans les lavabos allemands, on ne pouvait y accéder qu'en passant par une garde de détenues allemandes de droit commun, qui nous battaient effroyablement. Il était donc presque impossible de se laver ou de laver son linge. Nous sommes restées pendant plus de trois mois sans jamais changer de linge; quand il y avait de la neige, nous en faisions fondre pour pouvoir nous laver. Plus tard, au printemps, quand nous allions au travail, dans la même flaque d'eau sur le bord de la route, nous buvions, nous lavions notre chemise ou notre culotte [...]. »

- Voulez-vous préciser en quoi consistait l'un des appels du début du mois de février ?

« Il y a eu le 5 février ce qu'on appelait un appel général. »

- Le 5 février de quelle année?

«1943. A 3 heures et demie, tout le camp... »

- Le matin ?

« Le matin. A 3 heures et demie, tout le camp a été réveillé et envoyé dans la plaine, alors que d'habitude l'appel se faisait à 3 heures et demie, mais à l'intérieur du camp. Nous sommes restées dans cette plaine, devant le camp, jusqu'à 5 heures du soir, sous la neige, sans recevoir de nourriture, puis, lorsque le signal a été donné, nous devions passer la porte une à une, et l'on donnait un coup de gourdin dans le dos à chaque détenue, en passant, pour la faire courir. Celle qui ne pouvait pas courir, parce qu'elle était trop vieille ou trop malade, était happée par un crochet et conduite au bloc 25, le bloc d'attente pour les gaz [...]. Lorsque toutes les détenues furent entrées dans le camp, une colonne, dont je faisais partie, a été formée pour aller relever dans la plaine les mortes qui jonchaient le sol comme sur un champ de bataille. Nous avons transporté dans la cour du bloc 25 les mortes et les mourantes, sans faire de distinction; elles sont restées entassées ainsi [...]. La mortalité dans ce bloc était encore plus effroyable qu'ailleurs, car, comme c'étaient des condamnées à mort, on ne leur donnait à manger et à boire que s'il restait des bidons à la cuisine, c'est-à-dire que souvent elles restaient plusieurs jours sans une goutte d'eau.
Un jour, une de nos camarades, Annette Epaux, une belle jeune femme de trente ans, passant devant le bloc, eut pitié de ces femmes qui criaient du matin au soir, dans toutes les langues: "A boire, à boire, à boire, de l'eau !". Elle est entrée dans notre bloc chercher un peu de tisane mais, au moment où elle la passait par le grillage de la fenêtre, la Aufseherin l'a vue, l'a prise par le collet et l'a jetée au bloc 25.
Toute ma vie, je me souviendrai d'Annette Epaux. Deux jours après, montée sur le camion qui se dirigeait à la chambre à gaz, elle tenait contre elle une autre Française, la vieille Line Porcher, et au moment où le camion s'est ébranlé, elle nous a crié : "Pensez à mon petit garçon, si vous rentrez en France." Puis elles se sont mises à chanter "la Marseillaise".
Dans le bloc 25, dans la cour, on voyait les rats, gros comme des chats, courir et ronger les cadavres et même s'attaquer aux mourantes, qui n'avaient plus la force de s'en débarrasser [...]. »

- Que faisait-on aux internées qui se présentaient à l'appel sans chaussures?

« Les internées juives qui allaient à l'appel sans chaussures étaient immédiatement conduites au bloc 25. »

- On les gazait donc ?

« On les gazait pour n'importe quoi. Leur situation, du reste, était absolument effroyable. Alors que nous étions entassées à 800 dans des blocs et que nous pouvions à peine nous remuer, elles étaient dans des blocs de dimensions semblables, à 1.500, c'est-à-dire qu'un grand nombre ne pouvait pas dormir la nuit, ou même s'étendre. »

- Voulez-vous préciser ce qu'était le Revier dans le camp?

« Le Revier était les blocs où l'on mettait les malades. On ne peut pas donner le nom d'hôpital, car cela ne correspond pas du tout à l'idée qu'on se fait d'un hôpital. Pour y aller, il fallait d'abord obtenir l'autorisation du chef de bloc, qui la donnait très rarement.
Quand, enfin, on l'avait obtenue, on était conduits en colonne devant l'infirmerie où, par tous les temps, qu'il neige ou qu'il pleuve, même avec 40° de fièvre, on devait attendre plusieurs heures, en faisant la queue, pour être admise. Il arrivait fréquemment que les malades meurent dehors, devant la porte de l'infirmerie, avant d'avoir pu y pénétrer. Du reste, même de faire la queue devant l'infirmerie était dangereux car, lorsque cette queue était trop grande, le SS passait, ramassait toutes les femmes qui attendaient et les conduisait directement au bloc 25. »

- C'est-à-dire la chambre à gaz?

« C'est-à-dire la chambre à gaz. C'est pourquoi, très souvent, les femmes préféraient ne pas se présenter au Revier, et elles mouraient au travail ou à l'appel. Après l'appel du soir, en hiver, quotidiennement, on relevait des mortes qui avaient roulé dans les fossés [...]. Une de mes compagnes, Marguerite Corringer, me racontait que, pendant son typhus, elle ne pouvait pas dormir toute la nuit à cause des poux ; elle passait sa nuit à secouer sa couverture sur un papier, à vider les poux dans un récipient auprès de son lit, et ainsi pendant des heures.
Il n'y avait pour ainsi dire pas de médicaments; on laissait donc les malades couchées, sans soins, sans hygiène, sans les laver. On laissait les mortes pendant plusieurs heures couchées avec les malades, puis quand enfin on s'apercevait de leur présence, on les balançait simplement hors du lit et on les conduisait devant le bloc. Là, la colonne de porteuses de mortes venait les chercher sur de petits brancards, d'où la tête et les jambes pendaient. Du matin au soir, les porteuses de mortes faisaient le trajet entre le Revier et la morgue. Pendant les hivers 1943 et 1944, les brancards ont été remplacés par des chariots, car il y avait trop de mortes [...]. »

- Le Revier était-il ouvert à toutes les internées?

« Non, quand nous sommes arrivées, les juives n'avaient pas le droit d'y aller, elles étaient directement conduites à la chambre à gaz. »

- Voulez-vous parler de la désinfection des blocs, s'il vous plaît?

« De temps en temps, étant donné les tas de saletés qui occasionnaient des poux et, par conséquent, tant d'épidémies, on désinfectait les blocs en les gazant, mais ces désinfections causaient également un très grand nombre de morts parce que, pendant qu'on gazait le bloc, les prisonnières étaient conduites aux douches, puis on leur retirait leurs vêtements, qu'on passait à l'étuve. On les laissait toutes nues dehors attendre que les vêtements ressortent de l'étuve et on les redonnait mouillés. On envoyait même les malades, quand elles pouvaient se tenir sur leurs jambes, aux douches. Il est évident qu'un très grand nombre mouraient en cours de route. Celles qui ne pouvaient pas bouger étaient lavées toutes dans la même baignoire pendant la désinfection. »

- Comment étiez-vous nourries ?

« Nous recevions 200 grammes de pain, trois quarts de litre ou un demi-litre - suivant les cas - de soupe de rutabaga et quelques grammes de margarine ou une rondelle de saucisson le soir [...]. »

- Voulez-vous parler des expériences si vous en avez été témoin?

« En ce qui concerne les expériences, j'ai vu dans le Revier, car j'étais employée au Revier, la file des jeunes juives de Salonique qui attendaient, devant la salle des rayons, pour la stérilisation. Je sais, par ailleurs, qu'on opérait également par castration dans le camp des hommes. En ce qui concerne les expériences faites sur des femmes, je suis au courant parce que mon amie, la doctoresse Hadé Hautval, de Montbéliard, qui est rentrée en France, a travaillé pendant plusieurs mois dans ce bloc pour soigner les malades, mais elle a toujours refusé de participer aux expériences. On stérilisait les femmes, soit par piqûres, soit par opérations, ou également avec des rayons. J'ai vu et connu plusieurs femmes qui avaient été stérilisées. Il y avait parmi les opérées une forte mortalité. Quatorze juives de France qui avaient refusé de se laisser stériliser ont été envoyées dans un commando de Starfarbeit, c'est-à-dire punition de travail [...]. »

- Au Revier, avez-vous vu des femmes enceintes?

« Oui. Les femmes juives, quand elles arrivaient enceintes de peu de mois, on les faisait avorter. Quand la grossesse était près de la fin, après l'accouchement, on noyait les bébés dans un seau d'eau. Je sais cela parce que je travaillais au Revier, et que la préposée à ce travail était une sage-femme allemande, détenue de droit commun pour avoir pratiqué des avortements [...]. »

- Comment se comportaient les SS à l'égard des femmes ? Et les femmes SS ?

« Il y avait à Auschwitz une maison de tolérance pour les SS et également pour les détenus, fonctionnaires hommes, qu'on appelait des "Kapos". D'autre part, quand les SS avaient besoin de domestiques, ils venaient accompagnés de la Oberaufseherin, c'est-à-dire la commandante femme du camp, choisir pendant la désinfection, et ils désignaient une petite jeune fille que la Oberaufseherin faisait sortir des rangs. Ils la scrutaient, faisaient des plaisanteries sur son physique et, si elle était jolie et leur plaisait, ils l'engageaient comme bonne avec le consentement de la Oberaufsherin qui leur disait qu'elle devait une obéissance absolue, quoi qu'ils lui demandent. »

- Etes-vous témoin direct de la sélection à l'arrivée des convois?

« Oui, parce que, quand nous avons travaillé au bloc de la couture en 1944, notre bloc où nous habitions était en face de l'arrivée du train. Nous voyions donc les wagons déplombés, les soldats sortir les hommes, les femmes, les enfants des wagons, et on assistait aux scènes déchirantes des vieux couples se séparant, des mères étaient obligées d'abandonner leurs jeunes filles, puisqu'elles entraient dans le camp, tandis que les mères et les enfants étaient dirigés vers la chambre à gaz. Tous ces gens ignoraient le sort qui leur était réservé. Ils étaient seulement désemparés parce qu'on les séparait les uns des autres, mais ils ignoraient qu'ils allaient à la mort.
Pour rendre l'accueil plus agréable, à cette époque, c'est-à-dire en juin, juillet 1944, un orchestre composé de détenues, toutes jeunes et jolies, habillées de petites blouses blanches et jupes bleu marine, jouait pendant la sélection à l'arrivée des trains des airs gais comme "la Veuve joyeuse", "la Barcarolle" des "Contes d'Hoffmann", etc. Alors, on leur disait que c'était un camp de travail et comme ils n'entraient pas dans le camp, ils ne voyaient que la petite plate-forme entourée où se trouvait l'orchestre. Evidemment, ils ne pouvaient pas se rendre compte de ce qui les attendait.
Ceux qui étaient sélectionnés pour le gaz, c'est-à-dire les vieillards, les enfants et les mères, étaient conduits dans un bâtiment en brique rouge [...] qui portait les lettres "Bad", c'est-à-dire "bains". Là, au début, on les faisait se déshabiller, et on leur donnait une serviette de toilette avant de les faire entrer dans la soi-disant salle de douches. Par la suite, à l'époque des grands transports de Hongrie, on n'avait plus le temps de jouer ou de simuler. On les déshabillait brutalement et je sais ces détails car j'ai connu une petite juive de France, qui habitait avec sa famille place de la République [...]. Lorsque je l'ai connue, elle était employée pour déshabiller les bébés avant la chambre à gaz. On faisait pénétrer les gens, une fois déshabillés, dans une pièce qui ressemblait à une salle de douches, et par un orifice dans le plafond on lançait les capsules de gaz. Un SS regardait par un hublot l'effet produit. Au bout de cinq à sept minutes, lorsque le gaz avait fait son oeuvre, il donnait le signal pour qu'on ouvre les portes. Des hommes avec des masques à gaz - ces hommes étaient des détenus - pénétraient dans la salle et retiraient les corps. Ils nous racontaient que les détenus devaient souffrir avant de mourir, car ils étaient agrippés les uns aux autres en grappes et on avait beaucoup de mal à les séparer. Après cela, une équipe passait pour arracher les dents en or et les dentiers. Et, encore une fois, quand les corps étaient réduits en cendres, on passait encore au tamis pour essayer de récupérer l'or.
Il y avait à Auschwitz huit fours crématoires. Mais à partir de 1944, ce n'était pas suffisant. Les SS ont fait creuser par les détenus de grandes fosses dans lesquelles ils mettaient des branchages arrosés d'essence qu'ils enflammaient. Ils jetaient les corps dans ces fosses [...]. Une nuit, nous avons été réveillés par des cris effroyables. Nous avons appris le lendemain matin, par les hommes qui travaillaient au Sonderkommando (le commando des gaz), que la veille, n'ayant pas assez de gaz, ils avaient jeté les enfants vivants dans les fournaises [...]. »

   
 
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