Dix jours hors
du monde et hors du temps
L'annonce de l'évacuation
— Vous ne savez pas ? leur dis-le,
demain on
évacue le camp.
Ils m'accablèrent de
questions :
— Où ça ? A pied ?... Même
les malades ? Même
ceux qui ne peuvent pas marcher ?
Ils savaient que j'étais un
ancien du camp
et que je comprenais l'allemand, et ils en concluaient que j'en savais
là-dessus beaucoup plus que je ne voulais l'admettre.
Je ne savais rien d'autre; je le leur
dis, mais ils
n'en continuèrent pas moins à me questionner.
Quelle
barbe! Mais c'est qu'ils venaient d'arriver au Lager, ils n'avaient pas
encore
appris qu'au Lager on ne pose pas de questions.
Dans l'après-midi, le
médecin grec
vint nous rendre visite. Il annonça que même parmi
les
malades, tous ceux qui étaient en état de marcher
recevraient des
souliers et des vêtements, et partiraient le lendemain avec
les
bien-portants pour une marche de vingt kilomètres. Les
autres
resteraient
au K.B., confiés à un personnel d'assistance
choisi parmi
les malades les moins gravement atteints. [...]
Faut-il partir avec les autres ?
[Ce
médecin grec]
était déjà
équipé pour la marche ;
dès qu'il fut sorti, les deux jeunes Hongrois se mirent
à
parler entre eux
avec animation. Leur période de convalescence
était
presque achevée, mais ils étaient encore
très
faibles. On voyait qu'ils avaient peur de rester avec les malades et
qu'ils projetaient de
partir avec les autres. Il ne s'agissait pas d'un raisonnement de leur
part
: moi aussi, probablement, si je ne m'étais pas senti aussi
faible,
j'aurais obéi à l'instinct grégaire;
la terreur
est
éminemment contagieuse, et l'individu terrorisé
cherche
avant
tout à fuir.[...]
Ils étaient fous de
s'imaginer qu'ils
allaient pouvoir marcher, ne fût-ce qu'une heure, faibles
comme
ils étaient, et qui plus est dans la neige, avec ces
souliers
percés trouvés au dernier moment. J'essayai de le
leur
faire comprendre, mais ils me
regardèrent sans répondre. Ils avaient des yeux
de
bête
traquée.
L'espace d'un court instant,
l'idée
m'effleura qu'ils pouvaient bien avoir raison. Ils sortirent par la
fenêtre
avec des gestes embarrassés, et je les vis, paquets
informes,
s'éloigner dans la nuit d'un pas mal assuré. Ils
ne sont
pas revenus; j'ai
su beaucoup plus tard que, ne pouvant plus suivre, ils avaient
été abattus par les S.S. au bout des
premières
heures de route.
Moi aussi, j'avais besoin d'une paire
de chaussures
: c'était clair. Mais il me fallut peut-être une
heure
pour arriver à vaincre la nausée, la
fièvre et
l'inertie. J'en trouvai une paire dans le couloir (les prisonniers en
partance avaient saccagé le dépôt de
chaussures du
K.B. et avaient pris les meilleures : les plus
abîmées,
percées et dépareillées
traînaient dans tous
les coins). [...] Je cachai les souliers et
retournai au lit.
Le médecin grec refit une
apparition tard
dans la nuit, coiffé d'un passe-montagne, un sac sur tes
épaules. Il lança un roman français
sur ma
couchette :
— Tiens, lis ça, l'Italien. Tu me le rendras quand
on se reverra.
Aujourd'hui encore, je le hais pour ces
mots-là. Il savait que nous étions
condamnés. [...]
Nous restâmes donc sur nos
grabats, seuls
avec nos maladies et notre apathie plus forte que la peur.
Dans tout le K.B. nous
étions
peut-être huit cents. Dans notre chambre, nous
n'étions
plus que onze, installés chacun dans une couchette, sauf
Charles
et Arthur qui dormaient ensemble. Au moment où la grande
machine
du Lager s'éteignait définitivement,
commençaient
pour nous dix jours hors du monde et hors du temps.
Dernière tournée d'un officier
S.S.
18 janvier. La
nuit de
l'évacuation, les cuisines du camp avaient encore
fonctionné, et le lendemain
matin, à l'infirmerie, on nous distribua la soupe pour la
dernière fois. L'installation de chauffage central ne
fonctionnait plus ; il y
avait encore un reste de chaleur dans les baraques, mais à
chaque
heure qui passait, la température baissait, et il
était
clair que nous ne tarderions pas à souffrir du froid. Dehors
il
devait faire au moins 20° au-dessous de zéro ; la
plupart
des malades, quand ils avaient quelque chose sur la peau, n'avaient
qu'une chemise.
Personne ne savait ce que nous allions
devenir.
Quelques SS.étaient restés
là, quelques
miradors étaient encore occupés.
Vers midi, un officier S.S. fit le tour
des
baraques. Dans chacune d'elles, il nomma un chef de baraque choisi
parmi les non-juifs qui étaient restés, et donna
l'ordre
d'établir immédiatement une liste
séparée
des malades juifs et non juifs. La situation semblait claire. Personne
ne s'étonna de voir les Allemands conserver jusqu'au bout
leur
amour national pour les classifications, et il n'y
eut plus aucun juif pour penser sérieusement qu'il serait
encore
vivant le lendemain.
Les deux Français n'avaient
rien compris et
étaient terrorisés. Je leur traduisis de mauvaise
grâce les paroles du S.S. ; leur peur m'irritait : ils
n'avaient
pas un mois
de Lager, ils n'avaient pas encore vraiment faim, ils
n'étaient
même pas juifs, et ils avaient peur.
Déportés photographiés
juste après
la libération du camp.
On eut encore
droit à une
distribution de pain. Je passai l'après-midi à
lire le
livre laissé par le médecin : il était
très
intéressant et j'en garde un souvenir étrangement
précis. Je fis également une incursion dans le
service
voisin, à la recherche de couvertures : de ce
côté-là, beaucoup de malades avaient
été déclarés
guéris et leurs
couvertures étaient restées libres. J'en pris
quelques-unes assez chaudes.
Quand il sut qu'elles venaient du
Service
Dysenterie, Arthur fit la grimace : « Y avait point besoin de
le
dire » ; en effet, elles étaient
tachées. Quant
à moi, je
me disais que de toute façon, vu ce qui nous attendait, il
valait
mieux dormir au chaud.
La nuit tomba bientôt, mais
la lumière
électrique continuait à fonctionner. Nous
vîmes
avec une tranquille épouvante qu'un S.S. armé se
tenait
au coin de la baraque. Je n'avais pas envie de parler, et je n'avais
pas peur, sinon de la manière extérieure et
conditionnelle que j'ai dite. Je continuai à lire
jusqu'à
une heure tardive.
Bombardement du camp
Nous n'avions
pas de montres,
mais il devait être vingt-trois heures lorsque toutes les
lumières s'éteignirent, y compris les projecteurs
des
miradors. On voyait au loin les faisceaux des éclairages
photoélectriques. Une gerbe de lumières crues
fleurit
dans le ciel et s'y maintint immobile, éclairant violemment
le
terrain. On entendait le vrombissement des avions.
Puis le bombardement
commença. Ce
n'était pas nouveau : je descendis de ma couchette, enfilai
mes
pieds nus dans
mes souliers et attendis.
Le bruit semblait venir de; loin, de la
ville
d'Auschwitz peut-être.
Mais voilà qu'il y eut une
explosion toute
proche, et avant même que j'aie pu reprendre mes esprits, une
seconde et une troisième à crever les tympans.
Des vitres
volèrent en éclats, la baraque trembla, ma
cuillère, logée
dans une fente de la cloison en bois, tomba par terre. [...]
Quelques minutes plus tard, il fut
évident
que le camp avait été touché. Deux
baraques
étaient en flammes, deux autres avaient
été
pulvérisées; mais c'étaient toutes des
baraques
vides. On vit arriver des dizaines de malades, nus et
misérables, chassés par le feu qui
menaçait leurs
baraques : ils demandaient à entrer. Impossible de les
accueillir.
Ils insistèrent, suppliant
et
menaçant dans toutes les langues ; il fallut barricader la
porte. Ils continuèrent plus loin,
éclairés par
les flammes, pieds nus dans la neige en fusion.
Plusieurs traînaient
derrière eux
leurs bandages défaits. Quant à notre baraque,
elle
semblait
hors de danger, à moins que le vent ne tournât.
Les Allemands avaient disparu. Les
miradors
étaient vides.
Survivre au froid
[...] On ne
pouvait pas dormir;
un carreau était cassé, et il faisait
très froid.
Je
me disais qu'il nous fallait trouver un poêle, l'installer
ici,
et
nous procurer du charbon, du bois et des vivres. Je savais que tout
cela
était indispensable, mais que je n'aurais jamais assez
d'énergie pour m'en occuper tout seul. J'en parlai avec les
deux
Français.
19 janvier. Les Français
furent d'accord.
Nous nous levâmes tous trois à l'aube. Je me
sentais
malade et sans défense, j'avais froid et j'avais peur.
Les autres malades nous
regardèrent avec une
curiosité pleine de respect : ne savions-nous donc pas que
les
malades n'ont pas le droit de sortir du K.B. ? Et si les Allemands
n'étaient pas encore tous partis ? Mais ils ne dirent rien,
trop
contents qu'il y eût quelqu'un pour tenter
l'expérience.
Les Français n'avaient
aucune idée de
la topographie du Lager, mais Charles était courageux et
robuste, et Arthur avait du flair et le sens pratique des paysans. Nous
sortîmes dans le vent d'une glaciale journée de
brouillard, enveloppés tant bien que mal dans des
couvertures.
Je n'ai jamais rien vu ou entendu qui
puisse
approcher du spectacle que nous eûmes alors sous les yeux.
Le Lager venait de mourir, et il
montrait
déjà les signes de la décomposition.
Plus d'eau ni
d'électricité : des fenêtres et des
portes
éventrées battaient au vent, des morceaux de
tôles
arrachées aux toits grinçaient, et les cendres de
l'incendie volaient au loin très haut dans les airs. Les
bombes
avaient fait leur œuvre, et les hommes aussi : loqueteux,
chancelants,
squelettiques, les malades encore capables de se déplacer
avaient envahi comme une armée de vers le terrain durci par
le
gel. Ils avaient fouillé dans toutes les baraques vides,
à la recherche de nourriture et de bois; ils avaient
violé avec une furie haineuse les chambres des
Blockälteste
grotesquement décorées
et interdites la veille encore aux simples Häftlinge ;
incapables
de
maîtriser leurs viscères, ils avaient
répandu des
excréments partout, salissant la neige précieuse,
devenue
seule source d'eau pour le camp tout entier.
Attirés par les
décombres fumants des
baraques incendiées, des groupes de malades restaient
collés au sol, pour en pomper un dernier reste de chaleur.
D'autres avaient trouvé des pommes de terre quelque part et
les
faisaient rôtir sur les
braises de l'incendie en jetant autour d'eux des regards
féroces.
Quelques-uns seulement avaient eu la force d'allumer un vrai feu, et
faisaient
fondre de la neige dans des récipients de fortune.
Nous nous dirigeâmes vers les
cuisines le
plus rapidement possible, mais les pommes de terre étaient
déjà presque épuisées. Nous
en
remplîmes deux sacs que
nous confiâmes à Arthur. Au milieu des ruines du
Prominenzblock, Charles et moi découvrîmes
finalement ce
que nous cherchions : un gros poêle en fonte, muni de tuyaux
encore utilisables ; Charles accourut avec une brouette et nous y
chargeâmes le poêle ;
puis, me laissant le soin de le transporter à la baraque, il
courut
s'occuper des sacs. [...]
Pendant ce temps, me tenant
à grand-peine
sur mes jambes, je m'efforçais de manœuvrer de mon
mieux la
lourde brouette. Tout à coup on entendit un bruit de moteur,
et
je vis
un S.S. en motocyclette qui entrait dans le camp. Comme tous mes
compagnons, à la vue de leurs visages durs, je fus envahi de
terreur et de haine. Il était trop tard pour
disparaître,
et je ne voulais pas
abandonner le poêle. D'après le
règlement du Lager,
j'étais censé me mettre au
garde-à-vous et me
découvrir.
Je n'avais pas de chapeau et j'étais
empêtré dans
ma
couverture. Je m'écartai de quelques pas de la brouette et
fis
une
espèce de révérence maladroite.
L'Allemand passa
sans
me voir, tourna à l'angle d'une baraque et disparut. Je sus
plus
tard quel danger j'avais couru. [...]
Le camp est désert
20 janvier.
L'aube parut :
j'étais de service pour allumer le poêle. En plus
d'une
faiblesse générale, mes articulations
douloureuses me
rappelaient à chaque instant
que ma scarlatine était loin d'être
guérie.
L'idée de devoir me plonger dans l'air glacial pour aller
chercher du feu dans
les autres baraques me faisait trembler d'horreur. [...]
Il ne nous restait plus que deux jours
de vivres
(en l'occurrence des pommes de terre); pour l'eau, nous en
étions réduits à faire fondre de la
neige :
l'opération
était laborieuse car nous manquions de grands
récipients
; on obtenait un liquide trouble et noirâtre, qu'il fallait
filtrer.
Le camp était silencieux.
Nous croisions
d'autres spectres affamés, partis eux aussi en
expédition, la barbe longue, les yeux caves, les membres
squelettiques et jaunâtres flottant dans des guenilles. D'un
pas
mal assuré, ils entraient et sortaient, revenant des
baraques
désertes avec les objets les plus
hétéroclites :
haches, seaux, louches, clous [...].
Aux cuisines, deux de ces
créatures se
disputaient les quelques dizaines de pommes de terre pourries encore
disponibles.
[...]
L'armée allemande en déroute
De mon lit, je
voyais par la
fenêtre un bon morceau de route : depuis trois jours
déjà la Wehrmacht en fuite y défilait
par vagues
successives. Blindés, chars
« tigres » camouflés en blanc. Allemands
à
cheval.
Allemands à bicyclette. Allemands à pied, avec ou
sans
armes.
Le fracas des chenilles résonnait dans la nuit bien avant
l'apparition des tanks.
— Ça roule encore? demandait Charles.
— Ça roule toujours.
Cela semblait ne jamais devoir finir.
21 janvier. Pourtant cela finit. A
l'aube du 21, la
plaine nous apparut déserte et rigide, blanche à
perte
de vue sous le vol des corbeaux, mortellement triste. [...]
« Ce serait vraiment dommage de se laisser
sombrer
maintenant »
Moi, je me
disais que dehors la
vie était belle, qu'elle le serait encore, et que ce serait
vraiment
dommage de se laisser sombrer maintenant. J'éveillai ceux
des
malades
qui somnolaient, et lorsque je fus certain qu'ils
m'écoutaient
tous,
je leur dis, d'abord en français, puis dans mon meilleur
allemand, que nous devions tous désormais ne plus penser
qu'à rentrer chez nous, et que nous devions donc, dans la
mesure
de nos moyens, faire
certaines choses, et éviter d'en faire d'autres. [...]
Les cadavres s'entassent
22 janvier. Si
c'est du courage
que d'affronter le cœur léger un danger grave, ce
matin-là Charles et moi nous fûmes courageux. Nous
étendîmes nos explorations jusqu'au camp des S.S.,
situé juste de l'autre côté des
barbelés
électrifiés.
Les gardes du camp avaient dû
partir
précipitamment. Nous trouvâmes sur les tables des
assiettes à demi pleines de potage congelé que
nous
avalâmes avec une suprême
jouissance, des chopes où la bière
s'était
transformée
en glace jaunâtre ; sur un échiquier, une partie
interrompue
; dans les chambres, quantité de choses
précieuses.
Nous prîmes une bouteille de
vodka,
différents médicaments, des journaux et revues,
et quatre
magnifiques couvertures matelassées, dont l'une est encore
chez
moi à Turin. Joyeux et inconscients, nous
rapportâmes ce
butin dans notre petite chambre, le confiant aux bons soins d'Arthur.
On ne sut que le soir ce qui s'était passé juste
une
demi-heure après.
Un petit groupe de S.S. probablement
isolés
mais armés avait pénétré
dans le camp
abandonné. Ayant trouvé dix-huit
français
installés dans le
réfectoire de la S.S.-Waffe, ils les avaient tous abattus,
méthodiquement,
d'un coup à la nuque, alignant ensuite les corps
convulsés
sur la neige du chemin avant de s'en aller. Les dix-huit cadavres
restèrent exposés jusqu'à
l'arrivée des
Russes ; personne n'eut la force de leur donner une
sépulture.
D'ailleurs, dans toutes les baraques
désormais, certaines couchettes étaient
occupées
par des cadavres durs comme du bois, que personne ne prenait plus la
peine d'enlever. La terre était trop gelée pour
qu'on
pût y creuser des fosses, de nombreux cadavres furent
entassés dans une tranchée, mais dès
les premiers
jours l'amoncellement débordait du trou,
et cet ignoble spectacle était visible de nos
fenêtres.
[...]
De l'autre côté des
barbelés
23 janvier.
Notre réserve
de pommes de terre était épuisée.
Depuis plusieurs
jours, le bruit courait qu'il y avait non loin du camp, quelque part de
l'autre côté des barbelés, un
énorme silo de
pommes de terre.
Il faut croire que quelque pionnier
méconnu
avait fait de patientes recherches, ou que quelqu'un connaissait
l'endroit avec précision, car le matin du 23 un
tronçon
de barbelés avait été
arraché, et une
double procession de misérables entrait et sortait par cette
brèche.
Nous nous mîmes donc en
route, Charles et
moi, dans le vent de la plaine livide. Nous
dépassâmes la
barrière abattue.
— Dis donc. Primo, on est dehors !
Eh bien oui ! pour la
première fois depuis
le jour de mon arrestation, je me trouvais libre, sans gardiens
armés, sans barbelés entre ma maison et moi.
Les pommes de terre étaient
là,
à quatre cents mètres du camp peut-être
: un
trésor.
Deux très longues fosses, pleines de pommes de terre
recouvertes
de couches alternées de terre et de paille pour les
protéger
du gel. Personne ne mourrait plus de faim.
Mais ce fut un rude labeur que leur
extraction. Le
gel avait rendu la surface du sol dure comme du marbre. En
donnant de grands coups de pioche, on arrivait à entamer la
croûte et à mettre à nu la
réserve [...].
Autour de nous, tout n'était que mort et
destruction.
24 janvier. La
liberté. La
brèche dans les barbelés nous en donnait l'image
concrète. A bien
y réfléchir, cela voulait dire plus d'Allemands,
plus de
sélections, plus de travail, ni de coups, ni d'appels, et
peut-être, après, le retour. Mais il fallait faire
un
effort pour s'en convaincre, et personne n'avait le temps de
se
réjouir à cette idée. Autour
de nous, tout n'était que mort et destruction.
Face à notre
fenêtre, les cadavres
s'amoncelaient désormais au-dessus de la fosse. En
dépit
des pommes de terre, nous étions tous dans un
état
d'extrême faiblesse : dans le camp, aucun malade ne
guérissait, et plus d'un au contraire attrapait une
pneumonie ou
la diarrhée ; ceux qui n'étaient pas en
état de
bouger, ou qui n'en avaient pas l'énergie, restaient
étendus sur leurs couchettes, engourdis et rigides de froid,
et
quand ils mouraient, personne ne s'en apercevait. [...]
27 janvier.
[...] Les Russes
arrivèrent alors que Charles et moi étions en
train de
transporter [le cadavre de notre camarade] Somogyi à quelque
distance de là. Il était très
léger. Nous
renversâmes le brancard sur la neige grise.
Charles ôta son calot. Je
regrettai de ne pas
en avoir un.
Primo Levi, Si c'est
un homme,
Julliard, 1987
Les intertitres ont été ajoutés.
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