Dans mon
souvenir, à un
moment donné, les bruits s'éteignent et je le
vois.
Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit.
Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son
sourire, celle d'être
arrivé à vivre jusqu'à ce moment-ci.
C'est
à
ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de
très
loin,
comme si je le voyais au fond d'un tunnel. C'est un sourire de
confusion.
Il s'excuse d'en être là, réduit
à ce
déchet.
Et puis le sourire s'évanouit. Et il redevient un inconnu.
Mais
la
connaissance est là, que cet inconnu c'est lui, Robert L.,
dans
sa
totalité.
Il avait voulu revoir la maison. On
l'avait soutenu
et il avait fait le tour des chambres. Ses joues se plissaient mais
elles ne se décollaient pas des mâchoires,
c'était
dans ses yeux qu'on avait vu son sourire. Quand il était
passé dans la
cuisine, il avait vu le clafoutis qu'on lui avait fait. Il a
cessé de sourire : « Qu'est-ce que c'est ?
» On le
lui avait dit. À quoi il était? Aux cerises,
c'était la pleine saison. «Je peux en manger?
— Nous ne le
savons pas, c'est le docteur qui le dira. » II
était
revenu au salon, il s'était allongé sur le
divan. « Alors je ne peux pas en manger? — Pas
encore. —
Pourquoi?
— Parce qu'il y a déjà eu des accidents
dans Paris
à
trop vite faire manger les déportés au retour des
camps.
»
II avait cessé de poser des
questions sur ce
qui s'était passé pendant son absence. Il avait
cessé de nous voir. Son visage s'était recouvert
d'une
douleur intense et muette parce que la nourriture lui était
encore refusée, que ça continuait comme au camp
de
concentration. Et comme au camp, il avait accepté en
silence. Il
n'avait pas vu qu'on pleurait. Il n'avait pas vu non plus qu'on pouvait
à peine le regarder, à peine lui
répondre.
Le docteur est arrivé. Il
s'est
arrêté net, la main sur la poignée,
très
pâle. Il nous a regardés puis il a
regardé la forme
sur le divan. Il ne comprenait pas. Et
puis il a compris : cette forme n'était pas encore morte,
elle
flottait entre la vie et la mort et on l'avait appelé, lui,
le
docteur, pour qu'il essaye de la faire vivre encore. Le docteur est
entré. Il est allé jusqu'à la forme et
la forme
lui a souri. Ce docteur
viendra plusieurs fois par jour pendant trois semaines, à
toute
heure
du jour et de la nuit. Dès que la peur
était trop
grande,
on l'appelait, il venait. Il a sauvé Robert L. Il a
été
lui aussi emporté par la passion de sauver Robert L. de la
mort.
Il
a réussi.
Nous avons sorti le clafoutis de la
maison pendant
qu'il dormait. Le lendemain la fièvre était
là, il
n'a plus parlé d'aucune nourriture.
S'il avait mangé
dès le retour du
camp, son estomac se serait déchiré sous le poids
de la
nourriture, ou bien le poids de celle-ci aurait appuyé sur
le
cœur qui lui, au contraire, dans la caverne de sa maigreur
était
devenu énorme : il battait si vite qu'on n'aurait pas pu
compter
ses pulsations, qu'on
n'aurait pas pu dire qu'il battait à proprement parler mais
qu'il
tremblait comme sous l'effet de l'épouvante. Non, il ne
pouvait
pas
manger sans mourir. Or il ne pouvait plus rester encore sans manger
sans
en mourir. C'était là la difficulté.
La lutte a commencé
très vite avec la
mort. Il fallait y aller doux avec elle, avec délicatesse,
tact,
doigté. Elle le cernait de tous les
côtés. Mais
tout de même
il y avait encore un moyen de l'atteindre lui, ce n'était
pas
grand,
cette ouverture par où communiquer avec lui mais la vie
était
quand même en lui, à peine une écharde,
mais une
écharde quand même. La mort montait à
l'assaut.
39,5 le premier jour. Puis 40. Puis 41. La mort s'essoufflait. 41 : le
cœur vibrait comme une
corde de violon. 41, toujours, mais il vibre. Le cœur,
pensions-nous,
le
cœur va s'arrêter. Toujours 41. La mort,
à coups de
boutoir,
frappe, mais le cœur est sourd. Ce n'est pas possible, le
cœur va
s'arrêter. Non.
De la bouillie, avait dit le docteur,
par cuillers
à café. Six ou sept fois par jour on lui donnait
de la
bouillie.
Une cuiller à café de bouillie
l'étouffait, il
s'accrochait à nos mains, il cherchait l'air et retombait
sur
son lit. Mais il
avalait. De même six à sept fois par jour il
demandait
à
faire. On le soulevait en le prenant par-dessous les genoux et sous les
bras.
Il devait peser entre trente-sept et trente-huit kilos : l'os, la peau,
le
foie, les intestins, la cervelle, le poumon, tout compris : trente-huit
kilos
répartis sur un corps d'un mètre
soixante-dix-huit. On le
posait
sur le seau hygiénique sur le bord duquel on disposait un
petit
coussin
: là où les articulations jouaient à
nu sous la
peau,
la peau était à vif. [...] Une fois assis sur son
seau,
il
faisait d'un seul coup, dans un glou-glou énorme, inattendu,
démesuré.
Ce que se retenait de faire le cœur, l'anus ne pouvait pas le
retenir,
il
lâchait son contenu. Tout, ou presque, lâchait son
contenu,
même
les doigts qui ne retenaient plus les ongles, qui les
lâchaient
à leur tour. Le cœur, lui, continuait à
retenir son
contenu. Le cœur. Et la tête. Hagarde, mais
sublime, seule, elle
sortait de ce charnier, elle émergeait, se souvenait,
racontait,
reconnaissait, réclamait. Parlait. Parlait. La
tête tenait
au corps par le cou comme d'habitude les têtes tiennent, mais
ce
cou était tellement réduit — on en
faisait le tour d'une
seule main — tellement desséché qu'on
se demandait
comment la vie y passait, une cuiller à café de
bouillie
y passait à grand-peine et le bouchait. Au commencement le
cou
faisait un angle droit avec l'épaule. En haut, le cou
pénétrait à l'intérieur du
squelette, il
collait en haut des mâchoires, s'enroulait autour des
ligaments
comme un lierre. Au travers on voyait se dessiner les
vertèbres,
les carotides, les nerfs, le pharynx et passer le sang : la peau
était devenue du papier à cigarettes. Il
faisait donc cette chose gluante vert sombre qui bouillonnait, merde
que
personne n'avait encore vue. Lorsqu'il l'avait faite on le recouchait,
il
était anéanti, les yeux mi-clos, longtemps.
Pendant dix-sept jours, l'aspect de cette merde resta le
même.
Elle était inhumaine. Elle le séparait de nous
plus que
la fièvre, plus que la maigreur, les doigts
désonglés, les traces de
coups des S.S. On lui donnait de la bouillie jaune d'or, bouillie pour
nourrisson et elle ressortait de lui vert sombre comme de la vase de
marécage. Le seau hygiénique fermé on
entendait
les bulles lorsqu'elles crevaient à la surface. Elle aurait
pu
rappeler — glaireuse et gluante — un gros crachat.
Dès qu'elle
sortait, la chambre s'emplissait d'une odeur qui n'était pas
celle de la putréfaction, du cadavre
— y avait-il d'ailleurs encore dans son corps
matière à
cadavre — mais plutôt celle d'un humus
végétal,
l'odeur des
feuilles mortes, celle des sous-bois trop épais.
C'était
là
en effet une odeur sombre, épaisse comme le reflet de cette
nuit
épaisse de laquelle il émergeait et que nous ne
connaîtrions
jamais. (Je m'appuyais aux persiennes, la rue sous mes yeux passait, et
comme ils ne savaient pas ce qui arrivait dans la chambre, j'avais
envie
de leur dire que dans cette chambre au-dessus d'eux, un homme
était
revenu des camps allemands, vivant.)
Évidemment il avait
fouillé dans les
poubelles pour manger, il avait mangé des herbes, il avait
bu de
l'eau des machines, mais ça n'expliquait pas. Devant la
chose
inconnue
on cherchait des explications. On se disait que peut-être
là
sous nos yeux, il mangeait son foie, sa rate. Comment savoir? Comment
savoir
ce que ce ventre contenait encore d'inconnu, de douleur?
Dix-sept jours durant l'aspect de cette
merde est
resté le même. Dix-sept jours sans que cette merde
ressemble à quelque chose de connu. Chacune des sept fois
qu'il
fait par jour, nous la humons, nous la regardons sans la
reconnaître. Dix-sept jours nous cachons
à ses propres yeux ce qui sort de lui de même que
nous lui
cachons
ses propres jambes, ses pieds, son corps, l'incroyable. Nous ne nous
sommes
jamais habitués à les voir. On ne pouvait pas s'y
habituer.
Ce qui était incroyable, c'était qu'il vivait
encore.
Lorsque
les gens entraient dans la chambre et qu'ils voyaient cette forme sous
les
draps, ils ne pouvaient pas en supporter la vue, ils
détournaient
les yeux. Beaucoup sortaient et ne revenaient plus. Il ne s'est jamais
aperçu de notre épouvante, jamais une seule fois.
Il
était heureux, il n'avait plus peur. La fièvre le
portait. Dix-sept jours.
Un jour la fièvre tombe.
Au bout de dix-sept jours la mort se fatigue.
Dans le
seau elle ne bouillonne plus, elle devient liquide, elle reste verte,
mais elle a une odeur plus humaine, une odeur humaine. Et un jour la
fièvre
tombe, on lui a fait douze litres de sérum, et un matin la
fièvre
tombe. Il est couché sur ses neuf coussins, un pour la
tête,
deux pour les avant-bras, deux pour les bras, deux pour les mains, deux
pour
les pieds ; car tout ça ne pouvait plus supporter son propre
poids,
il fallait engloutir ce poids dans du duvet, l'immobiliser.
Et une fois, un matin, la
fièvre sort de
lui. La fièvre revient mais retombe. Elle revient encore, un
peu
plus
basse et retombe encore. Et puis un matin il dit : «J'ai
faim.
»
La faim avait disparu avec la
montée de la
fièvre. Elle était revenue, avec la
retombée de la
fièvre.
Un jour le docteur a dit : « Essayons, essayons de lui donner
à manger, commençons par du jus de viande, s'il
le
supporte, continuez à lui en donner, mais en même
temps
donnez-lui de tout, par
petites doses tout d'abord, et par paliers de trois jours, un peu plus
à
chaque palier. »
Dans la matinée je fais tous
les restaurants
de Saint-Germain-des-Prés pour trouver un presse-viande.
J'en
trouve un boulevard Saint-Germain dans un grand restaurant. Ils ne
peuvent pas
le prêter. Je dis que c'est pour un
déporté
politique
qui est très mal, que c'est une question de vie ou de mort.
La
dame
réfléchit, elle dit : «Je ne peux pas
vous le
prêter
mais je peux vous le louer, ce sera mille francs par jour (sic).
»
Je donne mon nom, mon adresse et une caution. La viande m'est vendue au
prix coûtant par le restaurant Saint-Benoit.
II digérait parfaitement le jus de viande. Alors au bout de
trois jours il a commencé à manger des aliments
solides.
Sa faim a appelé sa faim. Elle est devenue de plus en plus
grande, insatiable.
Elle a pris des proportions effrayantes.
On ne le servait pas. On lui donnait directement
les plats
devant lui et on le laissait et il mangeait. Il fonctionnait. Il
faisait ce
qu'il fallait pour vivre. Il mangeait. C'était une
occupation
qui prenait
tout son temps. Il attendait la nourriture pendant des heures. Il
avalait
sans savoir quoi. Puis on éloignait la nourriture et il
attendait qu'elle revienne.
Il a disparu, la faim est à
sa place. Le
vide donc est à sa place. Il donne au gouffre, il remplit ce
qui
était vidé, les entrailles
décharnées.
C'est ce qu'il fait. Il obéit, il sert, il fournit
à une
fonction mystérieuse. Comment sait-il pour la faim ? Comment
perçoit-il que c'est cela
qu'il faut? II le sait d'un savoir sans équivalence aucune.
Il mange une côtelette de
mouton. Puis il
suce l'os, les yeux baissés, attentif seulement à
ne
laisser aucune parcelle de viande. Puis il reprend une
deuxième
côtelette
de mouton. Puis une troisième. Sans lever les yeux.
Il est assis dans la
pénombre du salon,
près d'une fenêtre à demi ouverte, sur
un fauteuil,
entouré de ses coussins, sa canne à
côté de
lui. Dans ses pantalons ses jambes flottent comme des
béquilles.
Lorsqu'il fait du soleil, on voit à travers ses mains.
Hier, il ramassait les miettes de pain
tombées sur son pantalon, par terre, en faisant des efforts
énormes. Aujourd'hui il en laisse quelques-unes.
Quand il mange on le laisse seul dans
la
pièce. On n'a plus à l'aider. Ses forces sont
revenues
suffisamment pour
qu'il tienne une cuiller, une fourchette. Mais on lui coupe la viande.
On
le laisse seul devant la nourriture. On évite de parler dans
les
pièces à côté. On marche sur
la pointe des
pieds. On le regarde de loin. Il fonctionne. Il n'a pas de
préférence marquée pour les plats. De
moins en
moins de préférence. Il avale
comme un gouffre. Quand les plats n'arrivent pas assez vite il sanglote
et il dit qu'on ne le comprend pas.
Hier après-midi il est
allé voler du
pain dans le frigidaire. Il vole. On lui dit de faire attention, de ne
pas
trop manger. Alors il pleure.
[...]
Extraits de Marguerite Duras, La
Douleur,
Folio Gallimard, POL Editeur, 1985
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