Éliane CAISMAN
:
« J'ai moi-même demandé le
baptême ! »
(Entretien
avec Éliane
Caisman, 23
décembre 1985)
« Je
suis née en Roumanie, en 1931, à Kichinev. Mon
père était russe et ma mère bessarabienne. Nous sommes
arrivés
en France en 1937.
Mon père a été
arrêté le 14 mai 1941
et interné au camp de Pithiviers,
puis transféré au camp de Drancy.
Le 15 décembre 1941, il sera fusillé avec les
cinquante otages juifs, communistes et sympathisants, au Mont-Valérien.
C'est peu
après que je me suis
retrouvée à Marcoussis,
dans la banlieue sud de
Paris, au couvent de la Ronce. J'ai oublié les circonstances
qui
m'ont conduite
dans cette institution et le seul souvenir qui me reste, c'est
d'être passée de
mains en mains. A part ma mère je n'ai plus jamais revu ma
famille.
Nous étions au début de 1942.
Après l'exécution
de mon père, ma mère avait ressenti une
très
grande peur et cherchait à me
protéger. Certes, il y avait eu une grande
solidarité
autour des familles
frappées par la répression et ma mère
a pu ainsi
trouver une filière
pour me mettre
à l'abri. Nous étions fichées un
peu partout, y compris à l'UGIF
car ma mère avait
certainement demandé un secours, vu notre manque de
ressources.
Dès mon
entrée au couvent j'ai
fait du catéchisme
à plein temps. Je n'ai pas le souvenir d'avoir
étudié le calcul, la grammaire,
l'histoire ou la géographie. Les sœurs, des
dominicaines, ne
cessaient de me
mettre en garde contre le péché. Cela allait
très
loin puisqu'elles me disaient
que mon père était en enfer et qu'il fallait
beaucoup prier
pour lui et tous « mes frères ».
C'était
très simple : mon père était en enfer
parce qu'il n'avait pas été baptisé.
J'étais une petite
fille docile,
très naïve, et
j'entendais parler de religion pour la première fois. Le
bien et
le mal, je
savais déjà ce que c'était, mais je
n'avais alors
aucune idée de ce que pouvait
être le péché. C'était
également la
première fois que je pénétrais dans
une
église. Cela m'a énormément
marquée. Je
suis restée dans ce couvent jusqu'en
1945 et je pensais y être la seule enfant juive. Il y a
quelques
années,
pourtant, j'ai écrit à cette institution car il
me
fallait prouver que je
n'avais pu être scolarisée pendant la guerre.
C'est en
cette occasion que j'ai
appris que d'autres petites filles juives se trouvaient avec moi. Dans
ce
couvent, de 1942 à 1945, je n'ai jamais dit à
personne
qui j'étais. Quelques
sœurs devaient le savoir. On m'avait donné une
autre
identité, et je m'appelais
alors Georgette Célinot.
Ce couvent n'était
pas un pensionnat
mais plutôt
une sorte de maison de repos ou de retraite pour femmes. Les enfants
devaient
donc aller à l'école à Marcoussis,
mais ce ne fut
pas mon cas car on me cachait
effectivement. Je suis pourtant persuadée que les
sœurs ont
immédiatement
cherché à me catéchiser. Il y avait
d'ailleurs un
tel climat religieux que j'ai
moi-même demandé le baptême. Ma
première
communion s'est faite dans le même
état d'esprit. Je ne me suis jamais sentie
obligée mais,
en faisant une telle
démarche, j'avais le sentiment de sauver non seulement mon
corps
et mon âme
mais en plus celles de mes parents et de tout le peuple juif. En clair,
on me
donnait l'occasion de me mettre en règle avec Dieu.
En 1945, une assistante
sociale est venue me
chercher et, sans explication, on m'a dit que je devais retourner chez
moi. Je
ne voulais pas sortir car je me sentais en
sécurité dans
ce couvent. Je voulais
rester avec les sœurs. J'ignorais que ma mère
était
encore en vie. J'étais
tellement prisonnière de ce climat de pureté, de
sainteté, de péchés, que je ne
savais même pas ce qui se passait au-dehors. Nous
étions
protégées mais, dans
le même temps, j'avais accumulé des peurs atroces
pour le
restant de mes jours.
Cet isolement, pour autant qu'il m'a protégée,
m'a
complètement déconnectée.
Aujourd'hui, je sais que c'était le couvent ou Drancy, et je
suis obligée de
convenir que les sœurs m'ont sauvé la vie
même si le
catéchisme n'aurait pas dû
faire obligatoirement partie de leur mission de sauvetage. Je suis
tellement
imprégnée de cette atmosphère que,
plus de
quarante ans après, je suis encore
capable de réciter le rosaire alors que j'éprouve
des
difficultés avec la
conjugaison des verbes du premier groupe. Plus tard, cette histoire de
religion
m'a énormément fait
réfléchir, et je dois
dire que ma mère n'a pas retrouvé la
petite fille dont elle avait été
séparée en
1942. Elle n'avait pas envisagé que
les sœurs me mettraient dans la tête toutes leurs
idées.
J'ai eu énormément de
mal à me défaire de cette emprise. Il est vrai
qu'après la guerre, à chaque
fois que je posais une question à ce sujet, on me
répondait que ce n'était pas
le moment, que j'avais été sauvée, et
que
là était l'essentiel.
Ensuite, j'ai
été placée
de maison d'enfants en
maison d'enfants, à l'OSE, au COSOR puis à
l'UJRE. Dans
toutes ces maisons, les
éducateurs voyaient bien que j'étais
tourmentée et
l'on me conseillait surtout
de penser à autre chose. A cette époque, j'ai vu
un
curé, puis un psychiatre.
Ma mère disait que j'étais
complètement
tourneboulée parce que je voulais que tout
le monde soit catholique. Le pire de tout, c'est que l'on m'avait
persuadée que
les Juifs avaient tué Jésus. C'était
d'ailleurs la
première chose que l'on
m'avait mise en tête. La vue d'une croix devenait
pénible
et, à Pâques, c'était
atroce. En effet, une fois rentrée dans le rang, je me
disais
que je ne faisais
plus partie des catholiques. Les petites filles sont bien plus
malléables que
les garçons. Je suis complètement
athée
aujourd'hui, mais j'étais tellement
mystique que j'aurais pu revenir au judaïsme.
Après la guerre, je
ne suis plus
jamais retournée
vivre vraiment avec ma mère puisque de maisons d'enfants en
colonies de
vacances ou en hôpitaux, j'ai fait dix-sept placements durant
toute mon enfance
et mon adolescence, et puis je suis devenue éducatrice. Dans
les
rares périodes
où je retrouvais ma mère, elle ne m'a jamais
reproché d'avoir été catholique
car elle savait bien que ce n'était pas de ma faute. Je me
souviens qu'elle me
conseillait de chasser toutes ces idées de ma tête
et elle
n'a jamais cherché à
me traumatiser avec ces souvenirs religieux. En revanche, elle essayait
de
justifier le fait qu'elle m'ait placée en milieu catholique,
lorsque je lui
reprochais de m'avoir confiée aux religieuses. Je sais
qu'elle
ne pouvait pas
faire autrement et que l'essentiel était de me sauver la vie.
Durant les années
qui ont suivi ma
sortie du
couvent, j'ai eu énormément de mal à
redevenir une
vraie petite fille. Au
couvent, j'avais tellement intégré les notions
bigotes
que j'étais persuadée
d'arriver à la sainteté si je mettais des
cailloux dans
mes chaussures.
Finalement, je ne me suis jamais tellement mortifiée mais
j'ai
essayé. Au
couvent, j'avais appris un certain nombre de choses inutiles, comme ne
pas se
laver entièrement, ne pas faire connaissance avec son corps.
Je
ne crois pas
que le catholicisme, en soi, décrète de tels
comportements mais c'était le cas
chez ces bonnes sœurs. J'ai tant appris de prières
de
circonstance que je peux
encore dire la formule du baptême des adultes. Aujourd'hui,
cela
me fait encore
rire : « Je renonce à Satan, à ses
pompes et
à ses œuvres et je m'engage en
Jésus-Christ pour toujours ! » Les pompes, quand
j'étais petite, cela me
faisait penser aux godasses car, bien que fraîchement
arrivée en France,
j'avais été élevée un peu
dans la rue et je
comprenais le langage populaire. A
l'époque, je n'osais pas rire en pensant à cette
comparaison, c'est seulement
maintenant que je me permets de trouver cela drôle.
En 1946, alors que
j'étais à
l'école de Pougatch,
au Plessis-Trévise, lorsque j'ai entendu cet homme tellement
croyant nous
parler du peuple juif, je me suis dit : "C'est la même
histoire
qui
recommence !" Je lui ai demandé des explications sur la
Bible,
mais il m'a
répondu : "Laisse cela tranquille, il y a bien d'autres
choses
à faire en
ce moment." Un peu plus tard, je me suis retrouvée dans une
maison
d'enfants de l'UJRE à Sainte-Maxime. Là, le
directeur et
sa femme se sont
préoccupés sérieusement de mes
problèmes,
lorsqu'ils ont constaté que mon
travail scolaire n'était pas satisfaisant. Ils ont compris
ce
qui se passait en
moi, et ils m'ont dit : "Ce sont des bêtises que l'on t'a
mises
dans la
tête. Ce n'est pas grave." Peu satisfaite, j'ai
insisté
pour en savoir
plus, mais ils ne faisaient que répéter : "II
faut
absolument que tu
t'intéresses à autre chose, que tu chantes,
lises." Un
jour, Maurice, le
directeur, m'a accompagnée à l'église
et
là, il a fait quelque chose qui m'a
paru épouvantable. Il a pris un cierge, l'a
emporté sous
sa veste et le ciel ne
lui est pas tombé sur la tête. Aujourd'hui encore,
je
pense qu'il n'aurait
jamais dû faire cela ; cet acte m'avait
profondément
choquée. Bien sûr, il ne
cherchait pas à désacraliser le lieu et les
accessoires,
et il s'est comporté
avec moi comme on fait avec les jeunes enfants à qui l'on
fait
toucher quelque
chose pour leur montrer qu'il n'y a rien à craindre.
Finalement,
Maurice était
dans le vrai, et il riait mais sans se moquer de moi.
Avec le recul, je
m'aperçois que j'ai
eu la
chance de côtoyer des gens qui étaient
très
croyants, aussi bien le père
Chaillet du côté catholique que Pougatch du
côté juif, mais aussi le directeur
de la maison d'enfants de Sainte-Maxime qui, lui, croyait au communisme.
Durant toute mon enfance, j'ai eu
l'impression
d'être une petite fille à qui l'on n'expliquait
rien du
tout. C'est très
curieux, j'ai encore des souvenirs très précis
sur la
période d'avant-guerre et
même de notre voyage de Kichinev jusqu'à Paris,
mais
pourquoi est-ce que je
n'arrive pas à me rappeler les circonstances qui m'ont fait
entrer au couvent ?
J'ai un blocage évident et il me semble que j'occulte
complètement les
souvenirs de cette période.
Avec l'aumônier du
couvent, j'ai eu des
relations
qui m'ont toujours paru chaleureuses, car c'était un homme
intelligent. En tout
cas, nos rapports n'ont jamais été
négatifs. A
confesse, c'est vrai, je ne
disais pas tout mais c'est le seul bon souvenir que j'ai
conservé du couvent. A
cette occasion, nous faisions la liste de nos
péchés.
C'était vraiment anodin.
Que pouvions-nous avoir fait de grave ? Alors, nous nous
répartissions les
rôles : toi tu as ramassé des fraises, toi tu as
oublié de dire bonjour à un
monsieur ou à une dame. Nous étions
véritablement
à la recherche de tout ce qui
aurait pu être blâmable.
Lorsque je
préparais ma communion, on
me mettait
l'hostie sur la langue. On me prévenait qu'elle
n'était
pas encore consacrée
puisqu'il s'agissait d'une préparation. La
première fois,
l'hostie était restée
collée à mon palais et j'ai eu peur car je
craignais de
croquer le corps du
Christ. Cela ressemblait à un chewing-gum que l'on n'arrive
pas
à décoller des
dents. Effrayée, j'ai été voir le
père
aumônier qui, en me posant la main sur
la tête, susurra : "Ce n'est rien, c'est comme du pain azyme."
Pour boucler la boucle, j'aimerais bien qu'un
haut dignitaire de l'Église accepte de me
déchristianiser. Jean-Marie Lustiger,
par exemple. Une telle intervention, faite par un rabbin, n'aurait
aucun
intérêt. Il faudrait absolument que ce soit un
prêtre qui m'exorcise de la
prise de possession que l'Église catholique a accomplie sur
ma
conscience. »
cité
par
Maurice Rajsfus, N'oublie
pas le
petit
Jésus, L'Eglise catholique et les enfants juifs, 1940-1945,
Manya éditeur, 1994.
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