Quelques ambiguïtés dans la notion de « Justes »

    La notion de Justes est très utilisée et l'on admire, à juste titre, les non-Juifs qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs. Ils l'ont fait souvent avec modestie, naturellement en quelque sorte.
     Cependant cette notion pose quelques problèmes que l'on peut ici examiner :

1) Les intentions de ceux qui sauvent

     Elles ne sont pas toujours aussi limpides qu'on le croit, dans le cas des catholiques. Certains ont un objectif de conversion des "petits Juifs" qui leur sont confiés. Ils se voient comme des "sauveurs d'âmes" et peuvent être perçus comme des "voleurs d'âmes". On a ainsi entendu des prêtres ou des religieuses assurer aux enfants juifs dont ils avaient la charge que leurs parents, exterminés à Auschwitz, étaient en enfer parce que juifs...
     Voici un témoignage sur ce sujet, extrait d'un livre qui en contient beaucoup : Maurice Rajsfus, N'oublie pas le petit Jésus, L'Eglise catholique et les enfants juifs, 1940-1945, Manya éditeur, 1994.


Éliane CAISMAN : « J'ai moi-même demandé le baptême ! »

  (Entretien avec Éliane Caisman, 23 décembre 1985)

     « Je suis née en Roumanie, en 1931, à Kichinev. Mon père était russe et ma mère bessarabienne. Nous sommes arrivés en France en 1937. Mon père a été arrêté le 14 mai 1941 et interné au camp de Pithiviers, puis transféré au camp de Drancy. Le 15 décembre 1941, il sera fusillé avec les cinquante otages juifs, communistes et sympathisants, au Mont-Valérien. C'est peu après que je me suis retrouvée à Marcoussis, dans la banlieue sud de Paris, au couvent de la Ronce. J'ai oublié les circonstances qui m'ont conduite dans cette institution et le seul souvenir qui me reste, c'est d'être passée de mains en mains. A part ma mère je n'ai plus jamais revu ma famille.
Nous étions au début de 1942. Après l'exécution de mon père, ma mère avait ressenti une très grande peur et cherchait à me protéger. Certes, il y avait eu une grande solidarité autour des familles frappées par la répression et ma mère a pu ainsi trouver une filière pour me mettre à l'abri. Nous étions fichées un peu partout, y compris à l'UGIF car ma mère avait certainement demandé un secours, vu notre manque de ressources.
     Dès mon entrée au couvent j'ai fait du catéchisme à plein temps. Je n'ai pas le souvenir d'avoir étudié le calcul, la grammaire, l'histoire ou la géographie. Les sœurs, des dominicaines, ne cessaient de me mettre en garde contre le péché. Cela allait très loin puisqu'elles me disaient que mon père était en enfer et qu'il fallait beaucoup prier pour lui et tous « mes frères ». C'était très simple : mon père était en enfer parce qu'il n'avait pas été baptisé.
     J'étais une petite fille docile, très naïve, et j'entendais parler de religion pour la première fois. Le bien et le mal, je savais déjà ce que c'était, mais je n'avais alors aucune idée de ce que pouvait être le péché. C'était également la première fois que je pénétrais dans une église. Cela m'a énormément marquée. Je suis restée dans ce couvent jusqu'en 1945 et je pensais y être la seule enfant juive. Il y a quelques années, pourtant, j'ai écrit à cette institution car il me fallait prouver que je n'avais pu être scolarisée pendant la guerre. C'est en cette occasion que j'ai appris que d'autres petites filles juives se trouvaient avec moi. Dans ce couvent, de 1942 à 1945, je n'ai jamais dit à personne qui j'étais. Quelques sœurs devaient le savoir. On m'avait donné une autre identité, et je m'appelais alors Georgette Célinot.
     Ce couvent n'était pas un pensionnat mais plutôt une sorte de maison de repos ou de retraite pour femmes. Les enfants devaient donc aller à l'école à Marcoussis, mais ce ne fut pas mon cas car on me cachait effectivement. Je suis pourtant persuadée que les sœurs ont immédiatement cherché à me catéchiser. Il y avait d'ailleurs un tel climat religieux que j'ai moi-même demandé le baptême. Ma première communion s'est faite dans le même état d'esprit. Je ne me suis jamais sentie obligée mais, en faisant une telle démarche, j'avais le sentiment de sauver non seulement mon corps et mon âme mais en plus celles de mes parents et de tout le peuple juif. En clair, on me donnait l'occasion de me mettre en règle avec Dieu.
     En 1945, une assistante sociale est venue me chercher et, sans explication, on m'a dit que je devais retourner chez moi. Je ne voulais pas sortir car je me sentais en sécurité dans ce couvent. Je voulais rester avec les sœurs. J'ignorais que ma mère était encore en vie. J'étais tellement prisonnière de ce climat de pureté, de sainteté, de péchés, que je ne savais même pas ce qui se passait au-dehors. Nous étions protégées mais, dans le même temps, j'avais accumulé des peurs atroces pour le restant de mes jours. Cet isolement, pour autant qu'il m'a protégée, m'a complètement déconnectée. Aujourd'hui, je sais que c'était le couvent ou Drancy, et je suis obligée de convenir que les sœurs m'ont sauvé la vie même si le catéchisme n'aurait pas dû faire obligatoirement partie de leur mission de sauvetage. Je suis tellement imprégnée de cette atmosphère que, plus de quarante ans après, je suis encore capable de réciter le rosaire alors que j'éprouve des difficultés avec la conjugaison des verbes du premier groupe. Plus tard, cette histoire de religion m'a énormément fait réfléchir, et je dois dire que ma mère n'a pas retrouvé la petite fille dont elle avait été séparée en 1942. Elle n'avait pas envisagé que les sœurs me mettraient dans la tête toutes leurs idées. J'ai eu énormément de mal à me défaire de cette emprise. Il est vrai qu'après la guerre, à chaque fois que je posais une question à ce sujet, on me répondait que ce n'était pas le moment, que j'avais été sauvée, et que là était l'essentiel.
     Ensuite, j'ai été placée de maison d'enfants en maison d'enfants, à l'OSE, au COSOR puis à l'UJRE. Dans toutes ces maisons, les éducateurs voyaient bien que j'étais tourmentée et l'on me conseillait surtout de penser à autre chose. A cette époque, j'ai vu un curé, puis un psychiatre. Ma mère disait que j'étais complètement tourneboulée parce que je voulais que tout le monde soit catholique. Le pire de tout, c'est que l'on m'avait persuadée que les Juifs avaient tué Jésus. C'était d'ailleurs la première chose que l'on m'avait mise en tête. La vue d'une croix devenait pénible et, à Pâques, c'était atroce. En effet, une fois rentrée dans le rang, je me disais que je ne faisais plus partie des catholiques. Les petites filles sont bien plus malléables que les garçons. Je suis complètement athée aujourd'hui, mais j'étais tellement mystique que j'aurais pu revenir au judaïsme.
     Après la guerre, je ne suis plus jamais retournée vivre vraiment avec ma mère puisque de maisons d'enfants en colonies de vacances ou en hôpitaux, j'ai fait dix-sept placements durant toute mon enfance et mon adolescence, et puis je suis devenue éducatrice. Dans les rares périodes où je retrouvais ma mère, elle ne m'a jamais reproché d'avoir été catholique car elle savait bien que ce n'était pas de ma faute. Je me souviens qu'elle me conseillait de chasser toutes ces idées de ma tête et elle n'a jamais cherché à me traumatiser avec ces souvenirs religieux. En revanche, elle essayait de justifier le fait qu'elle m'ait placée en milieu catholique, lorsque je lui reprochais de m'avoir confiée aux religieuses. Je sais qu'elle ne pouvait pas faire autrement et que l'essentiel était de me sauver la vie.
     Durant les années qui ont suivi ma sortie du couvent, j'ai eu énormément de mal à redevenir une vraie petite fille. Au couvent, j'avais tellement intégré les notions bigotes que j'étais persuadée d'arriver à la sainteté si je mettais des cailloux dans mes chaussures. Finalement, je ne me suis jamais tellement mortifiée mais j'ai essayé. Au couvent, j'avais appris un certain nombre de choses inutiles, comme ne pas se laver entièrement, ne pas faire connaissance avec son corps. Je ne crois pas que le catholicisme, en soi, décrète de tels comportements mais c'était le cas chez ces bonnes sœurs. J'ai tant appris de prières de circonstance que je peux encore dire la formule du baptême des adultes. Aujourd'hui, cela me fait encore rire : « Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres et je m'engage en Jésus-Christ pour toujours ! » Les pompes, quand j'étais petite, cela me faisait penser aux godasses car, bien que fraîchement arrivée en France, j'avais été élevée un peu dans la rue et je comprenais le langage populaire. A l'époque, je n'osais pas rire en pensant à cette comparaison, c'est seulement maintenant que je me permets de trouver cela drôle.
     En 1946, alors que j'étais à l'école de Pougatch, au Plessis-Trévise, lorsque j'ai entendu cet homme tellement croyant nous parler du peuple juif, je me suis dit : "C'est la même histoire qui recommence !" Je lui ai demandé des explications sur la Bible, mais il m'a répondu : "Laisse cela tranquille, il y a bien d'autres choses à faire en ce moment." Un peu plus tard, je me suis retrouvée dans une maison d'enfants de l'UJRE à Sainte-Maxime. Là, le directeur et sa femme se sont préoccupés sérieusement de mes problèmes, lorsqu'ils ont constaté que mon travail scolaire n'était pas satisfaisant. Ils ont compris ce qui se passait en moi, et ils m'ont dit : "Ce sont des bêtises que l'on t'a mises dans la tête. Ce n'est pas grave." Peu satisfaite, j'ai insisté pour en savoir plus, mais ils ne faisaient que répéter : "II faut absolument que tu t'intéresses à autre chose, que tu chantes, lises." Un jour, Maurice, le directeur, m'a accompagnée à l'église et là, il a fait quelque chose qui m'a paru épouvantable. Il a pris un cierge, l'a emporté sous sa veste et le ciel ne lui est pas tombé sur la tête. Aujourd'hui encore, je pense qu'il n'aurait jamais dû faire cela ; cet acte m'avait profondément choquée. Bien sûr, il ne cherchait pas à désacraliser le lieu et les accessoires, et il s'est comporté avec moi comme on fait avec les jeunes enfants à qui l'on fait toucher quelque chose pour leur montrer qu'il n'y a rien à craindre. Finalement, Maurice était dans le vrai, et il riait mais sans se moquer de moi.
     Avec le recul, je m'aperçois que j'ai eu la chance de côtoyer des gens qui étaient très croyants, aussi bien le père Chaillet du côté catholique que Pougatch du côté juif, mais aussi le directeur de la maison d'enfants de Sainte-Maxime qui, lui, croyait au communisme.
Durant toute mon enfance, j'ai eu l'impression d'être une petite fille à qui l'on n'expliquait rien du tout. C'est très curieux, j'ai encore des souvenirs très précis sur la période d'avant-guerre et même de notre voyage de Kichinev jusqu'à Paris, mais pourquoi est-ce que je n'arrive pas à me rappeler les circonstances qui m'ont fait entrer au couvent ? J'ai un blocage évident et il me semble que j'occulte complètement les souvenirs de cette période.
     Avec l'aumônier du couvent, j'ai eu des relations qui m'ont toujours paru chaleureuses, car c'était un homme intelligent. En tout cas, nos rapports n'ont jamais été négatifs. A confesse, c'est vrai, je ne disais pas tout mais c'est le seul bon souvenir que j'ai conservé du couvent. A cette occasion, nous faisions la liste de nos péchés. C'était vraiment anodin. Que pouvions-nous avoir fait de grave ? Alors, nous nous répartissions les rôles : toi tu as ramassé des fraises, toi tu as oublié de dire bonjour à un monsieur ou à une dame. Nous étions véritablement à la recherche de tout ce qui aurait pu être blâmable.
     Lorsque je préparais ma communion, on me mettait l'hostie sur la langue. On me prévenait qu'elle n'était pas encore consacrée puisqu'il s'agissait d'une préparation. La première fois, l'hostie était restée collée à mon palais et j'ai eu peur car je craignais de croquer le corps du Christ. Cela ressemblait à un chewing-gum que l'on n'arrive pas à décoller des dents. Effrayée, j'ai été voir le père aumônier qui, en me posant la main sur la tête, susurra : "Ce n'est rien, c'est comme du pain azyme."
Pour boucler la boucle, j'aimerais bien qu'un haut dignitaire de l'Église accepte de me déchristianiser. Jean-Marie Lustiger, par exemple. Une telle intervention, faite par un rabbin, n'aurait aucun intérêt. Il faudrait absolument que ce soit un prêtre qui m'exorcise de la prise de possession que l'Église catholique a accomplie sur ma conscience. »
cité par Maurice Rajsfus, N'oublie pas le petit Jésus, L'Eglise catholique et les enfants juifs, 1940-1945, Manya éditeur, 1994.

     A noter qu'on ne retrouve pas ce problème chez les protestants qui firent preuve de moins de prosélytisme. Les témoignages des Juifs réfugiés au Chambon-sur-Lignon n'évoquent pas ce "forcing" religieux sur des enfants qu'on trouve assez fréquemment (mais pas toujours) dans les couvents et écoles religieuses catholiques.

2) Les communistes sous-représentés

     On note dans le "Dictionnaire des Justes de France" une sous-représentation des militants communistes et trotskistes. Pourtant, leur rôle fut important dans la résistance à l'occupant et, plus concrètement, dans la protection de famille juives. Il s'agissait souvent de militants juifs, nombreux au parti communiste et dans la résistance, nombreux aussi chez les trotskistes.
     Pourquoi cette sous-représentation ?
     D'abord, parce que les communistes et les trotskistes n'ont rien demandé. Leur activité de sauvetage des militants et de leurs familles allait de soi ; elle faisait partie des tâches ordinaires de l'activité résistante. Il ne convenait pas de singulariser les Juifs, des "communistes comme les autres".
     D'autre part, les autorités israéliennes n'ont pas particulièrement tenu à valoriser les militants communistes et trotskistes, souvent hostiles à la politique sioniste. La notion de "Juste parmi les nations" a une origine religieuse. Il s'agit de remarquer, dans les autres religions, les individus qui se sont sentis solidaires des Juifs, malgré la différence religieuse. Il y a des syndicalistes et des communistes parmi les "Justes" de France ; cette appartenance est rarement indiquée par les rédacteurs des notices.

3) Une affaire de l'Etat d'Israël ?

     Le titre de "Juste" est délivré au nom de l'Etat d'Israël. On considère donc qu'un Etat représente l'ensemble des Juifs, y compris ceux de la diaspora qui ne se sentent pas nécessairement liés à cet Etat. C'est particulièrement vrai dans les périodes où cet Etat est contesté sur le plan international (y compris par des Juifs) pour sa politique d'occupation des territoires palestiniens ou ses interventions extérieures (au Liban...).

4) Et les Juifs qui sauvèrent des Juifs ?

     On considère que seuls des non-Juifs sont des Justes. C'est lié, on l'a dit, au fait que la notion est d'origine religieuse et se base sur la vision d'un monde divisé entre Juifs et non-Juifs.
     Pourtant, il y a eu des Juifs qui ne firent rien (ou ne purent rien faire), des Juifs qui dénoncèrent ou collaborèrent, des Juifs qui firent des actions héroïques pour sauver ou tenter de sauver d'autres Juifs. Pourquoi ces derniers ne verraient pas attribuer ce titre de "Justes". On pense, par exemple, aux frères Bielski qui organisèrent un maquis dans le but de sauver les Juifs de leur région. Ils créèrent un maquis dans les forêts et marais de Biélorussie et sauvèrent ainsi 1200 Juifs.
Un groupe de partisans dirigé par les frères Bielski
Un groupe de partisans dirigé par les frères Bielski

      Cette page a pour but de soulever un certain nombre de problèmes et d'aider à voir clair dans la question du "sauvetage des Juifs". Cela ne retire rien, naturellement, à l'héroïsme individuel de ceux qui furent reconnus comme Justes.

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