L’U.G.I.F.
Quoique ne
faisant pas partie (et
j’ignore
pourquoi) de la liste des membres du Conseil d’Administration
de l’UGIF
nommés par le décret du 9 janvier 1942,
Israélowicz a néanmoins joué un
rôle
important au sein de cette
organisation en accompagnant la Gestapo pour aller cueillir des
familles
juives non françaises, en vue de leur
déportation. Il
venait
d’Autriche où il était connu sous le
nom de Léo
ILKAR,
chanteur ténor faisant partie des choeurs de
l’Opéra de
Vienne.
Il a été finalement
déporté à
Auschwitz le 17 décembre 1943, pour être
transféré à Monowitz au printemps 1944
où
il est mort très rapidement
après trois jours.
J'entends parler pour la première fois
d'Israélowicz
J’ai
appris l’existence de l’UGIF
au cours de l’année 1943. Normal pour
quelqu’un qui était
dans la Résistance. Mais je ne connaissais pas le
vrai
rôle joué par cet organisme, ni de certains de ses
acolytes. J’ai retrouvé à Grenoble, au
mois de
février un ancien condisciple du Lycée de
Thionville,
Gérard Halberthal, du même âge que moi
et qui venait
de quitter Paris. Je ne sais pas ce qu’il y faisait, mais il
avait
l’air au courant de pas mal de choses et connaissait beaucoup
de monde,
ainsi que des familles juives en difficulté, c’est
à dire
désireuses de se procurer des faux papiers. Il m’a
parlé
de
deux familles, l’une habitant à Nîmes,
et pour laquelle on
a effectivement pu faire le nécessaire, et l’autre
: un certain
Israélowicz,
qu’il connaissait et qui, d’après
Gérard, avait un besoin
urgent de faux papiers pour lui, sa femme et sa fille. Et il
m’a
donné
son adresse, rue Richer, à Paris (si je me souviens bien).
Mais
je n’avais pas la moindre
intention de me rendre en zone occupée. On avait
l’habitude de
ne
pas trop poser de questions à cette époque, et
après lui avoir dit que j’allais
réfléchir, j’ai
refusé de le faire d’autant plus que mon ami
Gérard m’a
dit que cet Israélowitcz voulait payer pour obtenir ces faux
papiers. Or c’était justement l’argument
à ne pas employer.
Lorsque j’ai
été
déporté à Auschwitz-Monowitz,
j’ai entendu parler
à plusieurs reprises de cet Israélowicz, et ce
n’est que
là que j’ai appris sa triste activité
par plusieurs de
ses victimes.
Ce n’est
qu’à ce moment-là aussi que
j’ai cru comprendre pour quelles raisons il lui fallait des
faux
papiers.
Après la guerre, rencontre avec la famille
Israélowicz
De retour de
déportation,
à
Noyarey (Isère) chez ma tante Eve Hoffmann, nous avons eu la
visite
d’un de mes oncles qui habitait Londres avant la guerre. Il
fait partie
de la D.G.E.R. : Direction Générale des Etudes et
Recherches. Je lui avais raconté l’histoire
d’Israélowicz
et de sa fin tragique à Monowitz, et il s’est
rendu compte que
cette histoire
me tracassait. Il me dit un jour : “Pourquoi ne pas monter
à
Paris
et voir s’il y a encore quelqu’un de vivant dans
cette famille, on en
apprendrait peut-être un peu plus ? De toutes
façons, tu
as l’adresse et le voyage ne nous coûterait rien,
ni à toi
ni à moi
“. J’ai décidé d’y
aller. Cet Israélowicz que
j’avais
vu à Monowicz m’obsédait ; vu
très peu mais vu
quand
même.
Nous avons retrouvé sa fille
et une femme
qui s'est présentée comme sa veuve,
à la même adresse, et nous nous sommes faits
connaître.
Les deux femmes avaient l’air extrêmement
étonnées.
Puis, quand j’ai commencé à poser des
questions, celle
qui m'a dit être Mme Israélowicz m’a dit
qu’elle ne
répondrait à aucune demande de ma part.
Le récit de la fille d'Israélowicz
Seule la fille,
âgée
à ce moment d’un peu plus de 16 ans, me raconta
l’histoire
suivante :
« Un soir la
Gestapo est venue chez nous
et a demandé à mon père de les
accompagner pour
aller chercher des Juifs qui n’étaient pas de
nationalité
française et dont mon père possédait
la liste. Il
faut croire que cette action n’avait rien
d’officiel puisqu’ils
auraient pu se procurer la même liste au bureau de
l’UGIF, ce qui
expliquait leur arrivée inopinée chez nous. Mon
père, jouant la-dessus, refusa catégoriquement,
mais
l’officier de la Gestapo qui commandait le groupe des trois
hommes,
sortit son revolver et me le mit contre la tempe en disant à
mon
père : “ Ou bien tu viens
immédiatement avec nous,ou
bien c’est ta fille qui sera la victime de ton refus”.
Mon
père atterré, “contraint et
forcé”
s’exécuta et il est parti avec eux. Ils sont
revenus
régulièrement, trois à quatre fois par
semaine, mais toujours après 20 heures, et ils ont
prévenu mon
père que cela ne servirait à rien
d’essayer de nous faire
partir
ma mère et moi pour nous cacher. Que vouliez-vous
qu’il fasse ?
Me
laisser tuer sous ses yeux ? Ils en étaient capables et il
ne
l’aurait
pas supporté. Il a préféré
partir chercher
des
Juifs avec eux. Je vous raconte tout cela parce
qu’aujourd’hui,
nombreux sont
ceux qui savent ce que mon père a fait, mais ne savent pas
dans
quelles
conditions cela s’est passé. Ils avaient aussi dit
à mon
père
qu’il n’arriverait rien à ces juifs et
qu’ils partaient
simplement
travailler en Allemagne. Cela a duré à peu
près
deux
mois, puis un soir après être venus chercher mon
père, il n’est plus revenu. Mais nous avons appris
par la suite
ce qui était arrivé à ces malheureux.
Voilà, c’est tout ce que j’ai
à vous dire “.
Herbert, le Capo du Kommando de la mort
Il y avait un
petit
Kommando à Monowitz, dirigé par un Capo,
français,
juif, originaire de Paris. Un Capo juif, passe encore, il y en avait,
mais français, c’était tout
à fait inhabituel.
J’ai vite compris pourquoi. Il était
très connu pour sa
brutalité et les Allemands n’avaient pas
hésité un
instant pour le faire nommer Capo. En février
1944, j’ai
été affecté dans son
Kommando, où j’étais le seul
français, les autres
étant
allemands, polonais, autrichiens, mais pour la plupart juifs. Et
j’ai
eu
l’occasion de voir ce Capo brutaliser et même
battre à
mort
des hommes de son Kommando. Et souvent pour des motifs vraiment pas
très
graves. Je me tenais sur mes gardes, et un jour entre midi et 13 h.,
après
la soupe j’ai entamé un entretien avec lui.
D’abord des lieux
communs,
puis, après quelques jours, j’ai réussi
à capter
sa
confiance et j’ai osé poser la question qui me
turlupinait,
à
savoir pourquoi tant de brutalité et avec un tel acharnement.
Son Kommando, le N° 54
était devenu la
terreur des déportés et ils redoutaient tous
d’y
être affectés un jour. Et Herbert,
c’était son nom,
me dit d’abord qu’il n’était
pas du tout français, mais
juif polonais arrivé, comme tant d’autres,
très jeune en
France. Que jamais les Allemands n’auraient nommé
Capo un
Français. Et petit à petit, il me raconta, et
celà
prit plusieurs jours, toujours à la pause de midi. Il me
raconta
qu’il avait été
déporté à la suite
d’une dénonciation,lui, sa jeune femme et leurs
trois petites filles, gazées toutes les quatre
dès
leur
arrivée à Auschwitz. Qu’il ne
supportait plus les
êtres
humains, qu’il fallait qu’il passe sa rage et sa
haine sur les hommes,
qu’il
considérait que tous les hommes étaient
responsables de
son
malheur, et que frapper ses semblables était la seule chose
qui
le
soulageait. Et même, les battre à mort.
Que dire que faire ? Et à
quoi bon essayer
de raisonner une telle brute complètement
désemparée par sa propre
tragédie.
L'arrivée d'Israélowicz
à Monowitz
Les
journées passaient, et
un samedi du printemps 1944, un nouveau groupe de
déportés
arriva à Monowitz. Les nouveaux venaient d'autres kommandos
et
ils
furent répartis dans différents blocks, et comme
toujours
chacun d’entre nous allait voir si, par malheur, des
connaissances ou
membres
de sa famille ne se trouvaient pas parmi les nouveaux
arrivés.
Les
chefs de Blocks faisaient de même en rendant visite
à
d’autres chefs de blocks. Dans la nuit de ce samedi, le chef
du block
de Herbert
vint le trouver et lui demanda si celui qui l’avait
dénoncé
s’appelait bien Israélowicz. Après
confirmation, il
apprit
à Herbert que son ami, le chef du block voisin, lui avait
dit
qu’il
y avait un ancien chanteur de l’Opéra de Vienne
qui avait
été
affecté dans son block, du nom de Léo Ilkar, mais
qu’en
réalité il s’appelait
Israélowicz. Nous
étions obligés de
donner nos vrais noms à l’arrivée au
camp, mais souvent
les
autorités allemandes le connaissaient.
Herbert se leva
immédiatement de son lit
où il était déjà
couché et se rendit
au block voisin et demanda au chef du block où
était
couché Israélowicz.
Celui-ci le lui dit et Herbert
s’approcha du lit
dans lequel Israélowicz dormait déjà.
Herbert fit
lever
Israélowicz et l’emmena dans l’immense
salle dans laquelle on se
lavait le matin. Et joua au football avec lui pendant un bon moment. Il
revint
le chercher pendant deux nuits consécutives, toujours pour
le
bourrer
de coups et il l’acheva lors de la troisième nuit
où il
ne
resta d’Israélowicz qu’une loque
sanglante.
La démission du Capo tueur
Le lendemain,
Herbert donna sa
démission de Capo du Kommando 54, rentra dans le rang, ne
parla
pratiquement plus à
personne, ne mangeant presque plus, et se laissa mourir insensiblement.
Le peu de temps qu'il a encore vécu, il a
été doux
comme un mouton, pratiquement sans réactions, comme si tout
lui
était
devenu indifférent et pas une des victimes qu'il avait
brutalisées
n'a cherché à en profiter.
Serge Smulevic - 21 juillet 2002
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