La polémique sur les propos de Christian Vanneste, selon qui la déportation homosexuelle est une "légende", nous a poussés à interroger à ce sujet Régis Schlagdenhauffen, auteur du livre « Triangle Rose. La persécution nazie des homosexuels et sa mémoire », paru aux éditions Autrement. Cet ouvrage a reçu le Prix 2010 de la Fondation Auschwitz.
Illustration par Ariel Martín Pérez.
Comment est venue l'idée d'écrire ce livre ?
Tout
d’abord, il y a une histoire de famille derrière ce livre... L’Alsace
dont je suis originaire a été annexée par les nazis. De nombreux groupes
sociaux et religieux ont été persécutés par les nazis en Alsace dont
les homosexuels: tortures, prison, camps de rééducation, de
concentration, etc. Cette persécution relevait du « secret de famille »
et ce n’est que tardivement que j’appris qu’un de mes ancêtres avait été
persécuté pour motif d’homosexualité durant la guerre. Grâce à mon
travail, j’ai compris qu’il avait des centaines, voire des milliers
d’histoires de ce type. Des histoires de famille dont on a préféré «
oublier » certains passages pour réinventer le passé.
Combien d'homosexuels ont été persécutés par les nazis au total ?
Cette question est assez délicate suivant ce que l’on entend par persécution et ce que l’on entend par homosexuel. En effet, bon nombre des victimes homosexuelles du nazisme étaient des personnes qui ne se considéraient pas ainsi, autrement dit des personnes qui n’avaient pas une identité homosexuelle, mais uniquement des relations homosexuelles. Il est important de le souligner car aujourd’hui on superpose trop facilement identité et pratiques. Quoiqu’il en soit, plus de 60% des personnes arrêtées pour homosexualité ont été dénoncées auprès de la police nazie... Et pour ces personnes, une arrestation signifie en premier lieu que la famille, l’employeur et tout l’entourage de la victime sont subitement mis au courant de leurs pratiques.
Pour revenir à la question qui m’a été posée, la majorité des victimes homosexuelles du nazisme sont des hommes, établis en Allemagne, qui ont été arrêtés, torturés, emprisonnés puis internés en camp principalement entre 1935 et 1940. Nous dénombrons quelques victimes en France, quelques centaines en Alsace et dans d’autres territoires annexés. On dit qu’entre 5000 et 10.000 personnes ont été « déportées » en camp de concentration en raison de leurs pratiques homosexuelles vraies ou supposées. Ces chiffres sont vrais, mais il faut bien savoir que qu’au moins 50.000 hommes ont été condamnés pour homosexualité par des tribunaux nazis... Quantité d’homosexuels ont ainsi été emprisonnés, condamnés aux travaux forcés ou encore internés dans des hôpitaux psychiatriques pour une durée indéterminée.
Qu’en est-il de la France? Peut-on dire qu’aucun homosexuel n’a été déporté comme l’affirme Christian Vanneste ?
La question de la persécution des homosexuels en France est une question délicate. L’Alsace et la Moselle ont été annexées de fait par le régime nazi suite à l’armistice de 1940. Dans ces territoires, les homosexuels ont été persécutés, c’est-à-dire arrêtés, internés et déportés pour motif d’homosexualité en vertu du §175 du Code pénal allemand.
Dans le reste de la France, quelques cas d’homosexuels ont pu être retrouvés dans les archives. Ainsi, pour l’heure, la trajectoire de six hommes a pu être reconstruite. Parmi ces six hommes arrêtés pour motif d’homosexualité (dont trois à Paris), cinq ont ensuite été déportés au camp de Buchenwald dans un convoi de déportés politiques. Donc, pour conclure sur ce point, Christian Vanneste ne peut pas dire qu’aucun homosexuel n’a été déporté de France.
Quelle fut la situation des lesbiennes dans cette persécution généralisée ?
La situation des lesbiennes diffère dans la mesure où il était impossible de les poursuivre légalement pour homosexualité en Allemagne. En effet, l’article de loi qui condamnait l’homosexualité ne concernait que les hommes. L’Etat nazi se voulait un Männerstaat, un état viril, et tout ce qui concernait les femmes était un peu secondaire sous le nazisme... du moment que les femmes restaient subordonnées aux hommes. Néanmoins, il convient de noter une exception, l’Autriche qui, possédait dans son code pénal un article de loi qui condamnait aussi bien l’homosexualité masculine que l’homosexualité féminine. En outre, quelques lesbiennes allemandes ont aussi été internées au camp de concentration de Ravensbrück.
La reconnaissance de ces persécutions a été un chemin long et difficile...
Oui, c’est le cas de le dire. Là aussi plusieurs raisons, à commencer par le fait que l’article de loi en question, le fameux paragraphe 175 est resté en application dans sa version nazie jusqu’en 1969 en Allemagne de l’Ouest. Alors que l’Allemagne de l’Est, pourtant décriée, s’en était départi dès 1949.
Au lendemain de la libération, faire aveu d’homosexualité, signifie se rendre suspect et se voir éventuellement à nouveau condamné par la justice. Certains homosexuels sortis des camps nazis ont dû retourner dans les prisons de l'Allemagne "libérée". A ce propos, un réscapé de la Shoah note dans les années 1960 qu’en tant que juif il est désormais protégé de toute condamnation légale, mais non en tant qu’homosexuel…
Il faut bien comprendre que la situation restait délicate en Allemagne de l’Ouest entre 1945 et 1969 d’autant plus que la "dénazification" du système judiciaire ouest-allemand laissait partiellement à désirer. En d’autres termes, de nombreux juges qui avaient condamné les homosexuels sous le nazisme étaient toujours en poste après guerre. Mais cela relève d’un autre débat.
Pour revenir à 1969, à partir de cette date, des militants ont dû s’employer à faire reconnaître aux politiques, et plus généralement à la population générale, que l’article 175 était un article homophobe et que les personnes condamnées l’ont été injustement. En plus de cela, un certain nombre d’amicales d’anciens déportés voyaient d’un mauvais oeil que les homosexuels réclament la reconnaissance du statut de victime. C’est d’ailleurs de la bouche de certains anciens déportés que les choses les plus terribles à l’encontre des homosexuels ont été exprimées.
Mais ces aléas ont permis de rendre cette discussion publique. Dans plusieurs pays dont l’Allemagne et les Pays-bas, l’Etat a été amené à statuer, à reconnaître que la persécution nazie des homosexuels relevait de l’injustice et que ces victimes étaient donc en droit d’obtenir des réparations pour les dommages subis, au même titre que les autres victimes du nazisme et de la Déportation. D’ailleurs, depuis 2005, le Conseil de l’Europe demande à tous les Etats membres de reconnaître la persécution nazie des homosexuels. A ma connaissance, la France n’a pas encore statué sur cette question... Comme quoi, la reconnaissance de ces persécutions n’a pas encore abouti partout.
Comment votre livre a-t-il été accueilli ?
Il me semble que le livre a été bien accueilli. Les critiques sont plutôt bonnes. Apparemment, il devait y avoir une attente du public concernant cette question qui était restée oubliée pour toutes sortes de raisons. Je n’aime pas l’idée du scientifique enfermé dans sa tour d’ivoire... Depuis la sortie du livre je suis régulièrement sollicité, c’est plutôt encourageant.
Après ce livre, quelles pistes de recherches ? Quels sont vos nouveaux projets ?
J’aimerais beaucoup approfondir la question des persécutions nazies en Alsace. De nombreuses questions nécessitent encore d’être élucidées. Et j’aimerai aussi faire sortir l’Alsace d’une position victimaire qui fait que les Alsaciens et Alsaciennes n’assument pas entièrement leur part de responsabilité à travers l’Histoire. A part ça, j’ai aussi d’autres projets de recherches qui eux ne sont ni centrés sur l’Alsace ni sur les homosexuels.
Libération, 16 février 2012