Enseigner le dernier conflit mondial pour
enrayer
l'antisémitisme.
Devoir de mémoire à l'école Par Frédéric SERANDOUR vendredi 21 janvier 2005 Des élèves de confession juive agressés, des cimetières profanés, un leader de l'extrême droite française estimant que «le débat doit avoir lieu sur la façon dont les déportés sont morts», l'Éducation nationale se doit de réagir. Soixante ans après, il apparaît plus que jamais indispensable d'enseigner aux générations futures l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il faut donner les clés pour comprendre le danger de cette montée sans précédent de l'antisémitisme depuis la Libération. Malgré la disparition progressive des derniers témoins, cette guerre reste présente dans nos lieux de vie les plus quotidiens. La rue Pierre-Brossolette, le rond-point de l'appel du 18-Juin-1940, la place du 8-Mai-1945, les noms de rues et de places de nos quartiers et de nos villes, scandent la mémoire de cette période. La construction européenne est l'heureuse conclusion d'une longue série de conflits. On ne peut pas comprendre l'entrée récente de dix pays dans l'Union sans de solides connaissances historiques. Après trois guerres qui ont ensanglanté l'Europe, la paix que nous connaissons n'est pas le fruit du hasard mais un long et patient travail qui demande à être poursuivi. La réconciliation franco-allemande démontre qu'il faut avoir foi en l'avenir. Enfin, nous devons éduquer les citoyens de demain. Fukuyama, annonçait, en 1989, avec la chute du Mur, la fin de l'histoire. Les faits lui ont donné tort. Des camps de Bosnie à la torture dans les prisons américaines en Irak, en passant par le génocide au Rwanda, l'histoire bégaie. L'Homme n'aurait-il rien appris ? Nombre d'enfants ont été choqués par le crash des avions s'encastrant dans les tours jumelles à New York ou par les photos des tortures infligés aux prisonniers en Irak. Il revient à l'école d'aider à décrypter ces images. Dans ces conditions, peut-on, par exemple, enseigner l'horreur du système concentrationnaire nazi ? S'il est légitime de nourrir quelques doutes, mon expérience pédagogique et l'urgence de la situation me confortent dans ce choix. Le dernier conflit mondial a le triste privilège de rassembler l'éventail le plus large des atrocités que des êtres humains peuvent infliger à une autre partie de l'Humanité. Les connaître peut aider à mieux comprendre les événements récents mais aussi, il faut l'espérer, à ne pas les répéter. Avec l'aide des
derniers
déportés et résistants, nous devons
former des
élèves aptes à répondre aux
manipulateurs
de l'histoire.
Frédéric
Sérandour essayiste et professeur des
écoles
à Villejuif (Val-de-Marne).
Article paru dans Libération du 21 janvier 2005 |
« Personne ne peut, ex cathedra,
imposer un
« devoir de mémoire » aux jeunes
générations. La parole de l’adulte qui
sait, du
professeur qui affirme péremptoirement, qui dit
où est le
Mal, où est le Bien, ne peut être suffisante pour
déclencher la prise de conscience, par les
élèves,
de la particularité de la Shoah. C’est
l’élève
lui-même, à travers ses tâtonnements,
qui doit
« se construire une mémoire », une
conscience,
basées sur une connaissance rigoureuse des faits. »
Dominique
Natanson, J'enseigne
avec
l'Internet, la Shoah et les crimes nazis, CRDP de
Bretagne, 2003
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L'histoire |
La
mémoire |
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Pour
un travail de mémoire
Evelyne
Py,sur le site "mémoire.net" : http://www.memoire-net.org/article.php3?id_article=131
|
Les mémoires d’AuschwitzDe l’occultation à la commémorationDepuis la
libération
du camp d’Auschwitz par l’armée Rouge,
la façon de
s’en souvenir a changé plusieurs fois, au
gré de
l’évolution de nos
sociétés.
Il y a soixante ans, l’armée Rouge entrait dans le camp d’Auschwitz, en Pologne, en libérant les quelques centaines de prisonniers qui y restaient. Face à l’avancée soviétique, les nazis avaient évacué le camp en soumettant les détenus à des marches forcées vers l’Ouest, qui furent la dernière étape de leur politique d’extermination. La véritable découverte, par l’opinion internationale, du système concentrationnaire nazi aura lieu quelques mois plus tard, à la fin de la guerre. L’émotion, la pitié et l’indignation furent grandes, mais éphémères. Après la guerre, Auschwitz était loin de dominer les débats intellectuels et politiques. Ce n’était qu’une des innombrables horreurs qui avaient accompagné la plus meurtrière des guerres de toute l’histoire de l’humanité. Le besoin de retrouver une vie normale, de reconstruire des pays complètement ruinés, de goûter le bonheur de la paix était trop fort pour s’arrêter sur les camps d’extermination et réfléchir sur leur place dans l’histoire. Ce sentiment se mêlait à l’euphorie de la Libération, vécue comme un nouveau triomphe des Lumières, et à la persistance d’un préjugé ancien, qui avait accoutumé les sociétés européennes à l’exclusion et à la persécution des Juifs. Serré dans un étau d’incompréhension et d’indifférence, Auschwitz ne pouvait qu’occuper une place marginale dans la culture de l’après-guerre, y compris dans la culture politique des forces qui avaient combattu le nazisme avec le plus de courage et de ténacité. La Résistance s’était révélée incapable de comprendre la nature de l’antisémitisme nazi et n’avait pas su le combattre. Cela vaut pour toutes les forces de la Résistance, des mouvements chrétiens aux partis communistes, jusqu’aux trotskystes, qui perdirent dans les camps nazis un grand nombre de leurs militants. Éclipsé par le récit des déportés politiques qui avaient conquis leur aura héroïque de combattants, le témoignage des rescapés de la Shoah n’était guère écouté. L’aboutissement du rationalisme occidentalLa
Libération semblait
réconcilier l’histoire avec
l’idée de
progrès, en réduisant le nazisme à une
forme de
barbarie opposée à la
civilisation moderne. Rares, à
l’époque, étaient
ceux qui saisissaient,
dans les camps d’extermination nazis, l’expression
d’une barbarie
moderne, engendrée par la civilisation occidentale
elle-même. À
contre-courant de cette vision, les philosophes marxistes Horkheimer et
Adorno interprétaient le nazisme comme
l’aboutissement
extrême du
rationalisme occidental, une dialectique négative qui avait
transformé
la raison d’instrument émancipateur en instrument
de domination,
et le
progrès technique et industriel en régression
humaine et
sociale.
Adorno définira la Shoah comme l’expression
d’« une
barbarie qui
s’inscrit dans le principe même de la civilisation
». Dans Éros et
civilisation (1954), Marcuse écrira, quant à lui,
que
« les camps de
concentration, les exterminations de masse, les guerres mondiales et
les bombes atomiques ne sont pas une “rechute dans la
barbarie”, mais
les résultats effrénés des
conquêtes
modernes de la technique et de la
domination ». Contre la tendance réconfortante qui
consiste à voir le
nazisme comme une légitimation en négatif de
l’Occident
libéral,
considéré comme le meilleur des mondes, les
philosophes
de l’école de
Francfort ont lancé une mise en garde
sévère.
Le totalitarisme est né
au sein de la civilisation elle-même, il en est le fils.
Cette
civilisation demeure la nôtre et nous vivons toujours dans un
monde
dans lequel Auschwitz reste possible, même si c’est
sous d’autres
formes ou avec d’autres cibles. À soixante ans de
distance, le
paysage
mémoriel est fort différent.
L’Holocauste est aujourd’hui
au centre de
la mémoire collective. Le xxe siècle est devenu,
à
posteriori, le
siècle d’Auschwitz. Hier oublié ou
quasi-ignoré
comme un non-événement,
le génocide des Juifs a laissé la place
à une
mémoire présente dans
l’espace public de manière presque
obsédante,
jusqu’à devenir un objet
de témoignages, de recherches et de musées.
Inévitablement, sa mémoire
a été réifiée par
l’industrie culturelle,
se transformant ainsi en
marchandise, en bien de consommation. Pour une bonne partie des
habitants de la planète, l’image des camps nazis
est celle des
films
réalisés à Hollywood. Selon
l’historien Peter
Novick, le souvenir
d’Auschwitz est devenu une « religion civile
» du monde
occidental,
avec ses dogmes (le « devoir de mémoire
») et ses
rituels (les
commémorations, les musées). Jadis
ignorés
et inécoutés, les rescapés
juifs de la Shoah sont aujourd’hui
érigés en «
saints séculiers » ; les
résistants déportés, quant
à eux,
n’occupent plus le devant de la
scène. Plusieurs d’entre eux, la plupart
même, ont
été jugés coupables
de se battre pour une cause plus que suspecte, une cause totalitaire,
comme a essayé de le prouver François Furet dans
Le
Passé d’une
illusion, où il mettait l’antifascisme sur le banc
des
accusés, en le
réduisant à un produit
dérivé du
communisme.
Une mémoire mal utiliséeBref, le risque aujourd’hui
n’est pas d’oublier
Auschwitz, mais
plutôt de faire, au bout de plusieurs décennies de
refoulement, un
mauvais usage de sa mémoire. Malheureusement,
les
exemples sont
nombreux. Le plus indécent est sans doute
illustré par l’État
d’Israël
qui, en se référant à Auschwitz pour
dénoncer une nouvelle menace
d’anéantissement, en a fait un prétexte
pour
légitimer une politique
d’oppression systématique des Palestiniens. Un
autre exemple
d’usage
douteux vient des États-Unis - Susan Sontag
l’avait
dénoncé avec force
dans son dernier ouvrage. Face à la douleur des autres -
où la Shoah a
été « nationalisé
» et
transformé en écran d’une politique de
la
mémoire singulièrement oublieuse des crimes dans
lesquelles l’Amérique
n’a pas joué le rôle du
libérateur mais
plutôt celui du persécuteur. Washington, rappelle Sontag,
abrite un musée de l’Holocauste, pas un
musée de l’esclavage, du génocide des
Indiens ou
de la destruction
atomique d’Hiroshima et de Nagasaki. L’exemple le
plus paradoxal est
celui de l’Italie, où le président de
la
République a institué une «
journée de la mémoire » visant
à rappeler
les Juifs déportés vers les
camps de la mort, puis s’est rendu à El Alamein
pour
commémorer les
soldats tombés en combattant dans la guerre fasciste.
Auschwitz
et El
Alamein : la fin de l’oubli des victimes a donc
coïncidé
avec la
réhabilitation de leurs persécuteurs, dont les
héritiers sont
aujourd’hui bien installés au gouvernement. En
Allemagne, le
pays où le
travail de deuil a sans doute été le plus
profond, les
débats très vifs
autour de la construction, à Berlin, d’un site
mémorial
(faut-il le
dédier aux seuls Juifs ou à toutes les victimes
du
nazisme ?) indiquent
que cette
mémoire renvoie
toujours à un « passé qui ne veut pas
passer
». En France, la
mémoire d’Auschwitz a été,
pendant la guerre
d’Algérie, un support essentiel du combat
anticolonialiste,
puis, au
cours de ces dernières décennies, un moteur puissant de la lutte
contre
le racisme. Aujourd’hui, sous l’impact
dévastateur du
conflit
israélo-palestinien, et lorsqu’elle
s’identifie de plus en plus
avec
des institutions qui excluent, elle semble avoir perdu beaucoup de sa
force fédératrice. Le fait est que la mémoire
n’est jamais figée
; elle
vit toujours au présent, constamment
réélaborée en fonction des
interrogations, des préoccupations et des conflits de nos
sociétés.
C’est dans le présent que nous construisons son
avenir.
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