Y a-t-il un « devoir de mémoire » ?

Je m'appelle Gwénaëlle F., j'ai 19 ans et je suis actuellement en Terminale BAC PRO SECRÉTARIAT au Lycée Le Corbusier à SAINT ÉTIENNE DU ROUVRAY (76). J'aimerais savoir pourquoi, encore aujourd'hui, on parle toujours de la Déportation ? Quelle en est la nécessité ?

Je m'appelle Coralie et j'ai un exposé à faire sur le devoir de mémoire en ce qui concerne la Shoah et les camps de concentration. J'aimerai également savoir en quoi consiste le "devoir de mémoire". Merci

Karine me demande : « Pourquoi tout cela doit-il rester en mémoire ? »


L'expression "devoir de mémoire" est très utilisée aujourd'hui. Cette page est destinée à éclaircir la question. Le début convient à tout le monde, mais la deuxième partie sur Histoire et Mémoire sera plus aisément lisible par des lycéens que par des collégiens.

Pourquoi en parler ?


Enseigner le dernier conflit mondial pour enrayer l'antisémitisme.
Devoir de mémoire à l'école
Par Frédéric SERANDOUR

vendredi 21 janvier 2005

Des élèves de confession juive agressés, des cimetières profanés, un leader de l'extrême droite française estimant que «le débat doit avoir lieu sur la façon dont les déportés sont morts», l'Éducation nationale se doit de réagir. Soixante ans après, il apparaît plus que jamais indispensable d'enseigner aux générations futures l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il faut donner les clés pour comprendre le danger de cette montée sans précédent de l'antisémitisme depuis la Libération. Malgré la disparition progressive des derniers témoins, cette guerre reste présente dans nos lieux de vie les plus quotidiens. La rue Pierre-Brossolette, le rond-point de l'appel du 18-Juin-1940, la place du 8-Mai-1945, les noms de rues et de places de nos quartiers et de nos villes, scandent la mémoire de cette période.

La construction européenne est l'heureuse conclusion d'une longue série de conflits. On ne peut pas comprendre l'entrée récente de dix pays dans l'Union sans de solides connaissances historiques. Après trois guerres qui ont ensanglanté l'Europe, la paix que nous connaissons n'est pas le fruit du hasard mais un long et patient travail qui demande à être poursuivi. La réconciliation franco-allemande démontre qu'il faut avoir foi en l'avenir.

Enfin, nous devons éduquer les citoyens de demain. Fukuyama, annonçait, en 1989, avec la chute du Mur, la fin de l'histoire. Les faits lui ont donné tort. Des camps de Bosnie à la torture dans les prisons américaines en Irak, en passant par le génocide au Rwanda, l'histoire bégaie. L'Homme n'aurait-il rien appris ?

Nombre d'enfants ont été choqués par le crash des avions s'encastrant dans les tours jumelles à New York ou par les photos des tortures infligés aux prisonniers en Irak. Il revient à l'école d'aider à décrypter ces images. Dans ces conditions, peut-on, par exemple, enseigner l'horreur du système concentrationnaire nazi ?

S'il est légitime de nourrir quelques doutes, mon expérience pédagogique et l'urgence de la situation me confortent dans ce choix. Le dernier conflit mondial a le triste privilège de rassembler l'éventail le plus large des atrocités que des êtres humains peuvent infliger à une autre partie de l'Humanité. Les connaître peut aider à mieux comprendre les événements récents mais aussi, il faut l'espérer, à ne pas les répéter.

Avec l'aide des derniers déportés et résistants, nous devons former des élèves aptes à répondre aux manipulateurs de l'histoire.


Frédéric Sérandour essayiste et professeur des écoles à Villejuif (Val-de-Marne).
Article paru dans Libération du 21 janvier 2005


« Devoir de mémoire »  ou travail d'histoire ?

     On a parfois l'impression que le "devoir de mémoire" sonne comme une injonction morale faite par une génération d'adultes qui n'a pas elle-même résolu tous les problèmes de sa propre mémoire : occultation de certains aspects de la guerre d'Algérie, complicité de la France dans le génocide du Rwanda...
     Voici ce que j'écrivais sur ce sujet :

« Personne ne peut, ex cathedra, imposer un « devoir de mémoire » aux jeunes générations. La parole de l’adulte qui sait, du professeur qui affirme péremptoirement, qui dit où est le Mal, où est le Bien, ne peut être suffisante pour déclencher la prise de conscience, par les élèves, de la particularité de la Shoah. C’est l’élève lui-même, à travers ses tâtonnements, qui doit « se construire une mémoire », une conscience, basées sur une connaissance rigoureuse des faits. »
Dominique Natanson, J'enseigne avec l'Internet, la Shoah et les crimes nazis, CRDP de Bretagne, 2003


Autrement dit, il y a l'obligation d'un « travail d'histoire » sur cette question. Antoine Prost utilise l'expression "devoir d'histoire".
« L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire » dit justement Paul Ricoeur dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, Paris, 2000.

Cela implique qu'on fasse la différence entre l'histoire et la mémoire :
L'histoire
La mémoire
  • Elle a un caractère scientifique. Les historiens sont des chercheurs.
  • Elle essaie de comprendre la complexité de ce qui s'est passé, en étudiant les détails et les contradictions de la réalité.
  • Elle sert à comprendre le passé.
  • Elle cherche à étudier tous les aspects de la réalité du passé.
  • Elle aboutit à des travaux scientifiques, des thèses, des livres d'histoire, des manuels scolaires.
  • L'histoire ne juge pas : elle décrit, elle explique le passé.
  • Le travail des historiens peut être influencé par la mémoire collective : certains sujets seront davantage travaillés à certaines époques.
  • L'histoire est indispensable pour comprendre le passé.
  • Elle est collective. C'est l'affaire des citoyens.
  • Elle simplifie la réalité pour être davantage collective. Elle néglige les détails et les contradictions de la réalité.
  • Elle sert à comprendre le présent et à réagir sur la réalité du moment.
  • Elle est basé sur l'oubli d'une partie de la réalité. La mémoire est sélective.
  • Elle aboutit à des commémorations, à des "journées du souvenir"., à des moments collectifs de la vie d'un pays ou d'une communauté.
  • La mémoire contient un jugement collectif sur les faits.
  • La mémoire a besoin de l'histoire car elle doit reposer sur des faits établis, sinon il s'agirait de rumeurs plus que de mémoire.
  • La mémoire est indispensable pour construire le présent.

Pour un travail de mémoire
 

"Devoir de mémoire" ou "travail de mémoire" , où se situer ?

 
 

par Evelyne Py

Lorsque que j’ai commencé à travailler avec les élèves autour des mémoires liées à la deuxième guerre mondiale, l’expression de "DEVOIR DE MEMOIRE" allait de soi, sans être pour autant connotée d’une éventuelle idée de "sacralisation de la mémoire" ou d’un caractère imposé par une demande sociale ou politique. Les vieilles pages de Memoire Net portent encore la marque de cet emploi du terme "DEVOIR DE MEMOIRE". N’y avait-il pas devoir personnel de mémoire dans la transmission de ces témoignages qui m’avaient été confiés ? Tout au long d’un travail qui remonte désormais à plus de 20 ans, j’avais accumulé des expériences ( visites de camps, discussions avec des témoins, participations à des travaux pédagogiques autour du témoignage, lectures diverses etc.) et des réflexions que je me devais de partager. Ne m’étais-je pas retrouvée dans la situation du témoin du témoin, à son tour poussé à "témoigner" non pas de ce qu’il avait vécu, mais de ce qu’il avait reçu ?

Mais, progressivement les pressions se sont multipliées de la part des témoins d’abord, des Associations ensuite, de l’Union Européenne plus récemment. De la mémoire confiée presque confidentiellement, on est passé à une véritable politique de la mémoire qui pousse aussi à la prudence et à la distance avec l’expression "DEVOIR DE MEMOIRE". De mémoires qui ont toujours été conflictuelles, on est passé à une obsession du devoir de mémoire et de la repentance en fonction de l’activité des groupes et associations qui s’y rattachent.

Depuis quelques années, comme beaucoup de mes collègues, je me sens plus à l’aise avec l’expression de "TRAVAIL DE MEMOIRE" qui me permet d’essayer de me tenir à l’écart de ces concurrences de mémoires du moment. TRAVAIL DE MEMOIRE pour signifier qu’il y a démarche de recherche de ces mémoires multiples et menacées d’oubli, de mise en contexte dans un cadre particulier qui est celui de ma région et avec des objectifs précis qui ne relèvent pas de la notion actuelle de devoir. TRAVAIL DE MEMOIRE pour dire clairement que si je travaille à partir de témoignages, je ne prends pas le témoignage comme fait acquis, qu’il est toujours recoupé, vérifié, précisé, repoussé si nécessaire, replacé dans un ensemble qui s’appelle Memoire Net. TRAVAIL DE MEMOIRE pour dire aussi que je ne refuse pas les questions autour de la mémoire, que je ne prends pas la mémoire comme vérité absolue de "ceux qui savent parce qu’ils ont vu et qu’ils peuvent dire". TRAVAIL DE MEMOIRE pour dépasser la simple lecture d’un texte ou un travail ponctuel à l’occasion d’une journée commémorative qu’elle soit "contre les crimes du nazisme" ou "pour les valeurs de la Résistance".

La tendance actuelle est à la politique commémorative en milieu scolaire. Du 27 janvier, décrété officiellement "Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité" à la revendication d’une "Journée Nationale de la Résistance", le risque est d’aller vers un continuel éparpillement de ces mémoires et nécessairement vers l’oubli de certaines. Le risque est grand aussi de tomber dans une démarche commémorative à dates précises et de s’éloigner d’un véritable travail de fond et durable autour des mémoires plurielles liées à la Seconde guerre mondiale.

Evelyne Py,sur le site "mémoire.net" :  http://www.memoire-net.org/article.php3?id_article=131


La mémoire n'est pas figée, elle a une histoire et un usage

C'est ce que nous rappelle Enzo Traverso, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Picardie, historien essayiste, auteur, notamment, de Les marxistes et la question juive, La Brèche-PEC, Montreuil 1990

Enzo Traverso

Les mémoires d’Auschwitz

De l’occultation à la commémoration

Depuis la libération du camp d’Auschwitz par l’armée Rouge, la façon de s’en souvenir a changé plusieurs fois, au gré de l’évolution de nos sociétés.

Il y a soixante ans, l’armée Rouge entrait dans le camp d’Auschwitz, en Pologne, en libérant les quelques centaines de prisonniers qui y restaient. Face à l’avancée soviétique, les nazis avaient évacué le camp en soumettant les détenus à des marches forcées vers l’Ouest, qui furent la dernière étape de leur politique d’extermination. La véritable découverte, par l’opinion internationale, du système concentrationnaire nazi aura lieu quelques mois plus tard, à la fin de la guerre. L’émotion, la pitié et l’indignation furent grandes, mais éphémères. Après la guerre, Auschwitz était loin de dominer les débats intellectuels et politiques. Ce n’était qu’une des innombrables horreurs qui avaient accompagné la plus meurtrière des guerres de toute l’histoire de l’humanité. Le besoin de retrouver une vie normale, de reconstruire des pays complètement ruinés, de goûter le bonheur de la paix était trop fort pour s’arrêter sur les camps d’extermination et réfléchir sur leur place dans l’histoire. Ce sentiment se mêlait à l’euphorie de la Libération, vécue comme un nouveau triomphe des Lumières, et à la persistance d’un préjugé ancien, qui avait accoutumé les sociétés européennes à l’exclusion et à la persécution des Juifs. Serré dans un étau d’incompréhension et d’indifférence, Auschwitz ne pouvait qu’occuper une place marginale dans la culture de l’après-guerre, y compris dans la culture politique des forces qui avaient combattu le nazisme avec le plus de courage et de ténacité. La Résistance s’était révélée incapable de comprendre la nature de l’antisémitisme nazi et n’avait pas su le combattre. Cela vaut pour toutes les forces de la Résistance, des mouvements chrétiens aux partis communistes, jusqu’aux trotskystes, qui perdirent dans les camps nazis un grand nombre de leurs militants. Éclipsé par le récit des déportés politiques qui avaient conquis leur aura héroïque de combattants, le témoignage des rescapés de la Shoah n’était guère écouté.

L’aboutissement du rationalisme occidental


La Libération semblait réconcilier l’histoire avec l’idée de progrès, en réduisant le nazisme à une forme de barbarie opposée à la civilisation moderne. Rares, à l’époque, étaient ceux qui saisissaient, dans les camps d’extermination nazis, l’expression d’une barbarie moderne, engendrée par la civilisation occidentale elle-même. À contre-courant de cette vision, les philosophes marxistes Horkheimer et Adorno interprétaient le nazisme comme l’aboutissement extrême du rationalisme occidental, une dialectique négative qui avait transformé la raison d’instrument émancipateur en instrument de domination, et le progrès technique et industriel en régression humaine et sociale. Adorno définira la Shoah comme l’expression d’« une barbarie qui s’inscrit dans le principe même de la civilisation ». Dans Éros et civilisation (1954), Marcuse écrira, quant à lui, que « les camps de concentration, les exterminations de masse, les guerres mondiales et les bombes atomiques ne sont pas une “rechute dans la barbarie”, mais les résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique et de la domination ». Contre la tendance réconfortante qui consiste à voir le nazisme comme une légitimation en négatif de l’Occident libéral, considéré comme le meilleur des mondes, les philosophes de l’école de Francfort ont lancé une mise en garde sévère. Le totalitarisme est né au sein de la civilisation elle-même, il en est le fils. Cette civilisation demeure la nôtre et nous vivons toujours dans un monde dans lequel Auschwitz reste possible, même si c’est sous d’autres formes ou avec d’autres cibles. À soixante ans de distance, le paysage mémoriel est fort différent. L’Holocauste est aujourd’hui au centre de la mémoire collective. Le xxe siècle est devenu, à posteriori, le siècle d’Auschwitz. Hier oublié ou quasi-ignoré comme un non-événement, le génocide des Juifs a laissé la place à une mémoire présente dans l’espace public de manière presque obsédante, jusqu’à devenir un objet de témoignages, de recherches et de musées. Inévitablement, sa mémoire a été réifiée par l’industrie culturelle, se transformant ainsi en marchandise, en bien de consommation. Pour une bonne partie des habitants de la planète, l’image des camps nazis est celle des films réalisés à Hollywood. Selon l’historien Peter Novick, le souvenir d’Auschwitz est devenu une « religion civile » du monde occidental, avec ses dogmes (le « devoir de mémoire ») et ses rituels (les commémorations, les musées). Jadis ignorés et inécoutés, les rescapés juifs de la Shoah sont aujourd’hui érigés en « saints séculiers » ; les résistants déportés, quant à eux, n’occupent plus le devant de la scène. Plusieurs d’entre eux, la plupart même, ont été jugés coupables de se battre pour une cause plus que suspecte, une cause totalitaire, comme a essayé de le prouver François Furet dans Le Passé d’une illusion, où il mettait l’antifascisme sur le banc des accusés, en le réduisant à un produit dérivé du communisme.

Une mémoire mal utilisée


Bref, le risque aujourd’hui n’est pas d’oublier Auschwitz, mais plutôt de faire, au bout de plusieurs décennies de refoulement, un mauvais usage de sa mémoire. Malheureusement, les exemples sont nombreux. Le plus indécent est sans doute illustré par l’État d’Israël qui, en se référant à Auschwitz pour dénoncer une nouvelle menace d’anéantissement, en a fait un prétexte pour légitimer une politique d’oppression systématique des Palestiniens. Un autre exemple d’usage douteux vient des États-Unis - Susan Sontag l’avait dénoncé avec force dans son dernier ouvrage. Face à la douleur des autres - où la Shoah a été « nationalisé » et transformé en écran d’une politique de la mémoire singulièrement oublieuse des crimes dans lesquelles l’Amérique n’a pas joué le rôle du libérateur mais plutôt celui du persécuteur. Washington, rappelle Sontag, abrite un musée de l’Holocauste, pas un musée de l’esclavage, du génocide des Indiens ou de la destruction atomique d’Hiroshima et de Nagasaki. L’exemple le plus paradoxal est celui de l’Italie, où le président de la République a institué une « journée de la mémoire » visant à rappeler les Juifs déportés vers les camps de la mort, puis s’est rendu à El Alamein pour commémorer les soldats tombés en combattant dans la guerre fasciste. Auschwitz et El Alamein : la fin de l’oubli des victimes a donc coïncidé avec la réhabilitation de leurs persécuteurs, dont les héritiers sont aujourd’hui bien installés au gouvernement. En Allemagne, le pays où le travail de deuil a sans doute été le plus profond, les débats très vifs autour de la construction, à Berlin, d’un site mémorial (faut-il le dédier aux seuls Juifs ou à toutes les victimes du nazisme ?) indiquent que cette mémoire renvoie toujours à un « passé qui ne veut pas passer ». En France, la mémoire d’Auschwitz a été, pendant la guerre d’Algérie, un support essentiel du combat anticolonialiste, puis, au cours de ces dernières décennies, un moteur puissant de la lutte contre le racisme. Aujourd’hui, sous l’impact dévastateur du conflit israélo-palestinien, et lorsqu’elle s’identifie de plus en plus avec des institutions qui excluent, elle semble avoir perdu beaucoup de sa force fédératrice. Le fait est que la mémoire n’est jamais figée ; elle vit toujours au présent, constamment réélaborée en fonction des interrogations, des préoccupations et des conflits de nos sociétés. C’est dans le présent que nous construisons son avenir.

Enzo Traverso

Article paru dans l'hebdomadaire Rouge n° 2096, janvier 2005

Lire aussi le travail de Jean-Pierre Husson, sur le site de l'Académie de Reims:
Le rôle des enseignants dans la transmission de la mémoire
Les historiens et le "devoir de mémoire"

     
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