Dachau, 30 avril 1945.
Ils ont mis des
lits de camp dans
le block dont les murs ont été passés
à la
chaux.
Je suis allongé, dans une
grande chemise
de nuit blanche, dans un drap tout blanc et un homme vêtu
d’une
blouse blanche sous laquelle je vois un uniforme de couleur
kaki
me noue un lacet en caoutchouc autour du bras. Il me pique dans le bras
avec une seringue.
Je n’ai pas mal du tout. Il a plein de stylos dans
la poche
de
son uniforme. Il a des cheveux tout courts, blonds presque blancs et il
porte des lunettes dorées. Un autre homme plus jeune se
tient
à côté de lui. Ils ne disent rien. Je
vis hors du
temps . Je ne sais pas l’heure qu’il est, mais je
ne dois pas aller sur
la grande place que je vois dehors, à travers la
fenêtre
du block. Personne ne crie et il règne un silence
inquiétant.
Je ne comprends plus rien. Hier il y
avait un bruit
infernal autour de nous, on criait de tous les
côtés, on
hurlait, on entendait tirer ainsi que les crépitements des
mitrailleuses,
des gens pleuraient très fort, il y avait des soldats
partout
qui
parlaient une langue qui ressemblait à de
l’anglais. Il y avait
aussi
des hommes en civil, armés. On me bousculait violemment et
je
venais
de quitter un groupe de déportés qui descendaient
d’un
mirador
en agitant des fusils en hurlant comme des fous. J’avais
aussi un fusil
dans la main. Quelqu’un me l’a arraché
et je suis
tombé.
Puis je me suis retrouvé tout nu dans une bassine pendant
qu’un
déporté me brossait le dos avec un
désinfectant.
Puis je ne sais plus rien, sauf que deux soldats m’ont mis
sur une
civière pour me porter dans cette baraque où je
me trouve
maintenant.
A l’orage terrifiant a succédé un calme
troué
parfois de coups de fusils.
Bien plus tard les deux hommes en blanc
sont
revenus devant mon lit accompagnés de deux soldats avec une
civière et l’aîné a
dit : «
Typhus »
Les deux soldats m’ont mis sur la civière et on
m’a
transporté dans un autre block et ils m’ont
déposé
dans un autre lit. Puis, plus rien. Un peu plus tard, un autre
militaire vêtu d’une blouse blanche m’a
fait une piqûre.
Ce n’est
qu’à partir de ce moment, et je
m’en souviens très bien, que je me suis mis
à
réfléchir. J’avais
déjà compris depuis la
veille que nous avions été
libérés.
Que c’étaient des Américains,
ça aussi. Que je me
trouvais dans une espèce d’hôpital,
ça aussi et
qu’on allait nous soigner. Ce n’est
qu’à partir de là que
dans un tourbillon extraordinaire, j’ai pensé
à mes
parents et à tous les miens. Comment faire pour
qu’ils sachent
que nous étions vivants et où
étaient-ils et
comment les prévenir ? A ce moment précis un
militaire
s’approcha de chacun de nous (nous étions bien une
cinquantaine
dans le block) avec du papier à lettre et des enveloppes
portant
un gros cachet et
nous expliqua dans un français approximatif mais
compréhensible, que si nous avions une adresse où
faire
parvenir des nouvelles, il suffisait de l’inscrire sur la
feuille de
papier qui partirait en priorité. J’ignorais
totalement
où pouvaient se trouver mes parents, s’ils
n’avaient pas
été déportés,
s’ils vivaient encore, mais
je me suis souvenu que ma tante, la sœur de ma
mère, avait
quitté Vence pour l’Isère, plus
précisément
pour Noyarey. Elle me l’avait fait savoir lorsque
j’étais encore
en prison à Nice. Et je lui ai écrit
là. Trois
jours plus tard, un soldat m’apporta un
télégramme (que
j’ai toujours) avec le texte :
« Parents vivants, en Suisse, lettre suit. Signé
E.
Hoffmann ».
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Et
l’attente commença. On
apprit
qu’on allait nous transférer dans un
hôpital
d’évacuation militaire, le 401e H.E.M.
où nous serions
pris en charge par une équipe de médecins
spécialistes français pour chacun des cas
à
traiter. Que mon typhus était dans une phase de
début et
qu’avec la pénicilline, on allait pouvoir
l’enrayer et des tas
de nouvelles rassurantes. Je n’avais toujours pas mal, mais
j’étais dans un tel état de faiblesse
qu’il
m’était impossible de me tenir debout sur les
jambes. On devait
me transporter en civière tous les matins vers les salles
d’examens et de soins. Quant à la nourriture, des
spécialistes s’en occupaient, de façon
à
équilibrer notre alimentation. Je ne m’en faisais
absolument pas
pour cela.
Mais mon souci principal
était devenu la
suite de ma vie. Il m’était devenu très
difficile de
comprendre et d’admettre que j’allais pouvoir
reprendre une vie
normale. C’est-à-dire, tout d’abord
m’asseoir à une table
pour manger normalement, me coucher dans un lit avec des draps, pour
dormir normalement. Et quoi faire pendant toute une journée
?
Les filles ? Ça ne m’avait même pas
traversé
l’esprit. Je n’y pensais absolument pas (pour
l’instant...). Nous
sommes donc partis pour le 401e H.E.M. Nous devions faire
escale
à Bodensee, sur le lac de Constance, et c’est
là que nous
avons passé deux jours et deux nuits dans le
château de
Constance. Un rêve. Nous avions chacun une chambre luxueuse,
avec
des lits somptueux et une vue sur le lac extraordinaire. Et
c’est
là que le général de Lattre de
Tassigny est venu
nous voir pour nous saluer et nous raconter comment
s’était
passée notre libération à Dachau.
J’ai encore le
Bulletin d’Information de l’armée qui
relate ces faits.
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Au
verso du Bulletin
d'information de la Première armée
française,
"Rhin-et-Danube", l'annonce d'une rencontre avec les
déportés de Dachau (parmi lesquels Serge
Smulevic).
L'article commence par
évoquer le dernier
télégramme de Himmler ordonnant
l'évacuation des
valides du camp et la liquidation des autres.
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Puis nous
sommes arrivés
à Emmendingen à l’Hôpital
Militaire. Quelle chance,
quel bonheur ! Nous étions dans de grandes
chambrées,
très vastes, très aérées,
environ une
dizaine de malades par chambrée. Avec visites de
médecins
toutes les deux heures, des infirmiers, des soins formidables et des
spécialistes pour l’alimentation, très
stricte. Tous les
jours, deux soldats me portaient sur un brancard pour aller
me
peser. Chaque jour j’avais un kilo de plus, et
c’est ainsi qu’en un
mois, j’ai repris 30 kilos. Tout doucement, j’ai
réappris
à marcher, sur mes jambes qui flageolaient encore. La date
de
notre départ approchait.
J’avais pu me faire
à l’idée de
reprendre une vie normale. Quelques jours après mon
installation
à l’hôpital, j’ai
hérité d’un nouveau voisin
de lit, qui n’était autre que René
Khoudy qui devint vite
un bon ami. Il était
pianiste, et il faisait partie de l’orchestre du camp qui
jouait des
marches
militaires pendant que les déportés
défilaient
pour
aller au travail. (1)
Je suis resté
hospitalisé pendant
près de 50 jours. Pendant ces 50 jours, combien de fois ma
déportation a défilé devant mes yeux
?
Pratiquement tous les jours. Avec tous les
détails.
Impossible de faire autre chose. Mais aussi : ma vie
à
Thionville, mes études, notre vie de
réfugiés, mon
entrée dans la résistance, mes retrouvailles avec
Ernest
Lambert, la dénonciation par ma logeuse, mes trois mois de
prison à Nice, Drancy, et pour finir ma
déportation,
suivie de ma libération. Mes amis, mes réussites,
mes
déceptions, les trahisons, les vengeances que
j’allais pouvoir
m’offrir et qui ne se sont jamais
réalisées, ma
réintégration dans une vie normale, les filles,
faire la
fête avant de reprendre un travail et fonder une famille, oui
j’ai pensé à tout cela, j’ai
fait des rêves et rien
ne s’est vraiment passé comme je l’avais
imaginé, mais
tout autrement.
Oui, tout à fait autrement.
Une vie
mouvementée, pas facile du tout au début,
compliquée, pleine d’embûches. Il a
fallu lutter, avoir
une femme comme la mienne qui me comprenne, qui me suive, qui subisse
mes caprices et me soutienne, qui admette toutes mes fantaisies. Oui,
j’ai eu une vie très riche, bien remplie, des
enfants
merveilleux, des amis formidables, une réussite dans presque
toutes mes entreprises, dans la plupart de mes fantaisies et
c’est
ainsi que nous avons pu fêter 55 années de
mariage,
58 années de libération des camps.
Et que je peux vous raconter tout cela.
Sans
toutefois entrer dans les détails, parce là, vous
n’en
sortiriez pas vivant , je vous le garantis.….
Serge Smulevic - 30
avril 2003.
Je dois ajouter
une chose
intéressante. Lorsque j’ai pu retrouver ma tante
à
Noyarey, j’ai aussi appris par elle que ma mère
qui se trouvait
encore en Suisse, fin juin 1945, avait fait faire des recherches par la
Croix Rouge Internationale pour me retrouver, alors que
j’avais
été libéré par les
Américains
à Dachau, déjà depuis un bon
moment (le 29 avril 1945) et que les listes des
déportés
libérés étaient disponibles et
affichées un
peu partout et ma mère a reçu une
réponse de la
Croix Rouge au mois de juillet 1945, qu’ils ne savaient pas
où
j’étais… peut-être en Russie
et qu’ils continueraient les
recherches intensivement. Je possède également
cette
carte.
Aux
dernières nouvelles,
toutes récentes, je viens d’apprendre que la Croix
Rouge
Internationale
me cherche
toujours…………….
Note
:
(1) Avec un de ses amis, Simon Laks, ils ont écrit un
très beau livre « Musiques
d’un autre Monde
» qui a été
récompensé
lors de l'attribution du prix « Vérité
»,
préfacé par Georges Duhamel, mais on ne
parle
jamais de René Khoudy, mais seulement de Simon Laks, qui a
su se
projeter vers l’avant de la « scène
» … René
Khoudy est
resté mon ami, jusqu’à sa mort, dans
les années
1979.
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