Aron Natanson

    Aron Natanson, mon grand-père, est né en Roumanie le 1er février 1886, à Ploiesti, petite ville industrielle située au Nord de Bucarest.
    Il fait des études universitaires à Berlin et passe un doctorat de philosophie en rédigeant une thèse sur Spinoza.

Inscription à l'Université de Berlin d'Aron Natanson, 1906-1907
Inscription à l'Université de Berlin d'Aron Natanson, 1906-1907
Extraits du Répertoire officiel du personnel et des étudiants de l'Académie royale Friedrich-Wilhelm de Berlin..


Aron Natanson, dont le nom est encore orthographié avec un H, est inscrit en 1906 à l'Académie royale Friedrich-Wilhelm de Berlin. Il termine ses études en 1910.
Tout au long de ses années d'études, il loge 84 Augustrasse à Berlin.
84 Auguststrasse, maison photographiée en 2010..
84 Auguststrasse, maison photographiée en 2010.
Inscription à l'Université de Berlin d'Aron Natanson,  été 1907
Inscription à l'Université de Berlin d'Aron Natanson,  été 1907
Inscription à l'Université de Berlin d'Aron Natanson,  1909-1910
Inscription à l'Université de Berlin d'Aron Natanson,  1909-1910

    Il écrit par la suite un "dictionnaire philosophique" mais ces deux livres, manuscrits non édités, ont disparu dans le pillage de l'appartement parisien, au moment de l'arrestation d'Aron.


Aron Natanson, jeune Aron Natanson, jeune

    En 1922, il épouse, à Bucarest, Fanny Neidmann.

Aron Natanson photographié à côté de sa femme
Aron Natanson et sa femme, Fanny Neidmann (ma grand-mère), à Paris, à la fin des années vingt.
    Il quitte la Roumanie en 1923, accompagné de son frère Albert, et vient s'installer en France. Le climat d'antisémitisme régnant en Roumanie est pour beaucoup dans cette décision. Les Natanson étaient déjà liés à la France puisque son frère Albert Natanson était le correspondant de Hachette en Roumanie.

Aron Natanson, vers 1925Aron Natanson, vers 1925
    Il devient libraire à Paris, au 19 de la rue Gay-Lussac, dans le quartier latin. Il vend des livres rares et des éditions universitaires, parfois à la commande. Il est le spécialiste des livres de philosophie et en particulier des religions comparées comme en témoigne J. Filliozat, membre de l'Institut, professeur au Collège de France :
En tête d'une lettre : Collège de France, Chaire de Langues et littérature de l'Inde, Paris, le 29 avril 1967
    Je soussigné certifie avoir bien connu M.  Aron NATANSON pendant plusieurs années avant la guerre.  M. Aron NATANSON avait alors une librairie d'érudition rue Gay-Lussac à Paris.  Etant alors jeune orientaliste je fréquentais cette librairie surtout en raison de la personnalité de M.  NATANSON qui était lui-même un érudit ayant soutenu un doctorat en philosophie à Berlin sur Spinoza et dont la conversation était très instructive.  Fréquemment des professeurs et des chercheurs venaient également à sa librairie non seulement pour les livres eux-mêmes mais pour les discussions qui s'y faisaient à propos d'eux.  Son information en matière d'histoire des religions était très étendue et m'a été personnellement très utile bien que je sois indianiste alors qu'il était hébraïsant et philosophe.  J'ai notamment le souvenir d'avoir assisté avec intérêt à des entretiens qu'il avait avec M.  Paul VULLIAUD, un hébraïsant qui avait traduit et publié, en utilisant souvent ses conseils le début du Zohar. Ces entretiens tiraient leur valeur pour moi non de l'interprétation textuelle de l'hébreu à laquelle je ne pouvais participer, mais des discussions de philosophie comparée et d'histoire comparée des religions que suscitait cette interprétation.
Signature de la lettre et tampon du Collège de France : J. Filliozat, Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France
    Le témoignage de M. Paul Hartmann confirme la nature de la librairie :
En 1934-35, j'habitais à Paris, dans la maison des Pères Maristes et je suivais des cours à l'Institut Catholique situé dans la même rue. Mon père, notaire au Havre, où je suis né le 19 décembre 1913, me donnait chaque mois 1.000 Francs d'argent de poche. Cet argent me servait surtout à acheter des livres. Un des principaux libraires auxquels j'achetais mes livres était Aron Natanson.
    Sa boutique, située rue Gay-Lussac, était vaste et bien achalandée. Deux larges baies vitrées encadraient la porte d'entrée vitrée elle aussi. L'intérieur était une très grande pièce, accompagnée d'une petite pièce pour les rangements et les commodités. La clientèle était surtout composée de professeurs, d'étudiants et d'amateurs de livres. Les clients, en général, remettaient une liste de livres neufs ou d'occasion qu'ils désiraient se procurer. Le libraire faisait chercher les livres commandés par des coursiers spécialisés qui les apportaient la journée même. Il accordait des remises importantes, de 10 à 30% d'où son succès qui était grand et mérité. C'était un des meilleurs libraires du Quartier Latin.
    Monsieur Natanson était de taille moyenne, très aimable et toujours de bonne humeur. J'aimais parler avec lui.
Paul Hartmann,
Souvenirs sur Aron et Mireille Natanson,
tapuscrit inédit, 1982.


Publicité pour la librairie d'Aron Natanson, 1930.
Publicité pour la librairie d'Aron Natanson, parue dans L'Univers Israélite du 5 mai 1930.
On y insiste sur le fonds hébraïque en raison de la nature de la revue dans laquelle cette encart est publié,
mais la librairie disposait aussi d'autres fonds (philosophie, littérature allemande, érudition)...

La découverte récente (2012) des carnets d'Armand Petitjean, un jeune écrivain des années 1930, permet de comprendre que la librairie d'Aron Natanson était au centre d'un réseau de relations intellectuelles : on s'y donnait rendez-vous, on y discutait philosophie allemande, judaïsme, ésotérie, histoire... Ces carnets ont été étudiés par Clara Mure Petitjean et par le professeur Martin Cornyck, de l'université de Birmingham.

Elle était fréquentée par des intellectuels divers comme :
Armand Petitjean, en quête de rencontres intellectuelles, demande à Aron Natanson le moyen d'entrer en relation avec

Sur cette activité intellectuelle autour de la librairie d'Aron Natanson, voir le document : Étude de la vie intellectuelle autour d'une librairie
du Quartier latin, à travers les Carnets et la correspondance d'Armand Petitjean (1932-1938)




Très érudit en matière de religion et connaissant l'hébreu, Aron Natanson ne pratique cependant pas la religion juive. Il n'est pas athée mais quelque chose comme syncrétiste. Il ne fait ainsi aucun obstacle à l'entrée de son fils Jacques chez les scouts catholiques, vers 1935.

La même année, Fanny Neidmann, son épouse, est internée pour maladie mentale.

Fanny Neidmann (Photo découpée, archives familiales)
Fanny Neidmann, épouse d'Aron Natanson
(Photo découpée, archives familiales)
Plan du Quartier Latin

La famille habite un appartement de trois pièces, au 4ème étage du 9 de la rue des Feuillantines (2), à deux pas de la librairie (1) et Aron envoie son fils au Lycée Montaigne (3).

En plus de l'appartement, Aron Natanson loue un petit local d'une pièce avec fenêtre sur rue, au rez-de-chaussée. c'est là qu'il entrepose des livres quand il n'a plus le local de la Librairie et durant le début de la guerre.
Rue Gay-Lussac
L'emplacement de la librairie d'Aron Natanson, 19 rue Gay-Lussac, photographié en 2001
Une étude récente menée par un universitaire allemand, Michael G. Esch qui porte sur les immigrés de l'Est européen entre 1880 et 1940, évoque la librairie d'Aron Natanson et sa famille. Cette étude a paru sous le titre "Parallele Gesellschaften und soziale Räume: Osteuropäische Einwanderer in Paris 1880-1940" (Campus Historische Studien), (Sociétés parallèles et espaces sociaux : les immigrés de l'Est à Paris 1880-1940) en mai 2012 Le professeur Michel G. Esch
Michael G. Esch

Extrait de l'ouvrage de Michael Esch.

Extrait de l'ouvrage de Michael Esch.
Il est surprenant qu’il n’y ait eu que trois libraires immigrés dans le quartier : le hongrois Marx ou Max Schulhoff au 85 de la rue Denfert-Rochereau (entre 1900 et 1904), Antoine Boleslas Klimovitch (probablement polonais) au 70 de la rue Claude Bernard (autour de 1908) et le roumain Aron Natanson au 19 de la rue Gay Lussac (entre 1926 et 1935). Comme Speiser à St-Gervais Schulhoff ne faisait pas seulement commerce de livres. En juin 1904 30 montres lui furent volées dans son magasin lors d’une effraction et il indiqua avoir été victime d’une effraction semblable quatre ans plus tôt. Pour ce qui est de Natanson, on peut constater qu’il ne s’adressait pas à un public d’immigrés mais à un public plus large d’universitaires. En 1926 il est fait état d’un conflit avec un éditeur français à propos de livraison de livres. En 1935 il est question d’un livre manquant lors d’une livraison au médecin Mohamed Bensari. Il semble qu’il ait vécu dans un certain isolement. Lorsque sa femme Fanny fut internée en 1935 pour « aliénation mentale »*, les voisins du couple ne purent donner aucune information sur elle.

* (en français dans le texte, N.d.T.)




Fanny Neidmann, sa femme, malade doit quitter la France. Elle rentre en Roumanie dans sa famille. Elle y meurt en 1939 de tuberculose.
    En juin 1940, Aron Natanson invite son fils, Jacques (mon père) à quitter Paris et à se réfugier à Brive, puis à Toulouse. Miryam, elle, rentrera à Paris. Elle se cachera dans des internats catholiques de province, pendant l'année scolaire.
    Les frères d'Aron, Albert et Julien Natanson, étaient réfugiés à Grenoble, en zone d'occupation italienne. Albert pressait Aron de venir le rejoindre.
Albert Natanson en 1969Albert Natanson, en 1969
    Aron disait qu'il le ferait, mais ne se décidait pas à quitter ses livres. Ils encombraient l'appartement de la rue des Feuillantines, à deux pas de l'ancienne librairie. Aron n'avait plus le droit de tenir une librairie, mais continuait de servir, à son domicile, quelques clients fidèles, dans une petite pièce située au rez-de-chaussée

 

Aron Natanson, dans sa librairie, avant la guerre
Aron Natanson dans sa librairie, avant la guerre
     Dès 1940, la propagande  antisémite se développe à Paris. Le nom de "Natanson" apparaît aisni dans une exposition qui vise à faire haïr les Juifs, présentés comme "les maîtres du monde. Il s'agit de l'exposition "Les Juifs ey la France", à Paris, en 1941. Bien sûr, ce Natanson n'a rien à voir avec Aron Natanson, mais la haine est là, autour de ce nom.
Photographie prise en 1941 dans l'Exposition "Le Juif et la France".
Photographie prise en 1941 dans l'Exposition "Le Juif et la France".
Le personnage entouré en rouge est un cinéaste français du nom de Jacques Natanson (1901-1975)
Il n'a rien à voir avec ma famille, mais la haine entoure désormais ce nom juif.
Le texte de l'exposition déclare :
« Les "créateurs" juifs imposaient des Juifs dans les films français
au détriment des acteurs et des techniciens français. »
 
  En janvier ou février 1942, Aron est arrêté une première fois, déféré au Parquet, puis relâché. La police française, qui effectue cette arrestation, lui reproche une « infraction à la loi du 2 juin 1941 », c'est-à-dire à la nouvelle version du Statut des Juifs.  Il s'agit sans doute de l'article 4 qui réglemente sévèrement les activités commerciales de Juifs : « Art. 4. – Les juifs ne peuvent exercer une profession libérale, une profession commerciale, industrielle ou artisanale [...], que dans les limites et les conditions qui seront fixées par décrets en conseil d'État. ». Aron continue sans doute d'exercer illégalement la profession de libraire.
     Voici le document qui évoque cette arrestation. Il provient des Archives de la Préfecture de Police de Paris :
Aron est donc inculpé de violation du Statut des Juifs. Cette alerte ne le conduit cependant pas à tenter de quitter Paris. L'arrestation et la déportation ne tarderont pas.
 
     Aron Natanson est arrêté par la police française, le 23 septembre 1942, en même temps que 1594 Juifs roumains de la région parisienne. Les Juifs roumains avaient échappé à la rafle du Vél'd'hiv' (16-17 juillet 1942) parce qu'ils étaient ressortissants d'un pays allié de l'Allemagne nazie. Mais le 24 septembre 1942, la Roumanie déclare se désintéresser du sort des Juifs roumains exilés et leur retire la nationalité roumaine. Devenus apatrides, ils peuvent être déportés aisément. C'est la 3ème section des Renseignements Généraux qui effectue cette arrestation (Source : Archives de la Préfecture de Police).

      Aron Natanson est arrêté en même temps que sa fille, Miryam, 13 ans.
Le lieu de l'arrestation, au 9 de la rue des Feuillantines, photographié en 2001
     J'ai retrouvé le témoignage d'un survivant de cette déportation des Juifs roumains, M. Herman Idelovici, qui fut arrêté le lendemain. Son témoignage peut nous aider à comprendre comment a procédé la police française au cours de cette rafle :
« Le 24 septembre [1942], on frappe à la porte de notre appartement où nous habitons mon père, ma mère, mes soeurs et moi et dans l’encadrement de la porte, se présentent deux agents de police, de la police française, hélas.  Mon père ouvre la porte et les deux agents présentent des fiches individuelles. Ils présentent quatre fiches individuelles aux noms de mon père, de ma mère, de ma soeur aînée et de moi-même. En ce qui concernait ma plus jeune soeur, née en France, les policiers n’avaient pas sa fiche. Mon père a fait remarquer que la fiche de ma jeune soeur n’existait pas et disant, voulant dire par là : et bien, elle est française, elle n’est pas concernée. Les agents de police, après un temps de réflexion très court ont répondu : “Si, si, elle est là, nous l’emmenons avec vous, vous verrez plus loin”. Ils ont même dit : “Vous vous débrouillerez plus loin”, comme s’il y avait quelque chose encore qui puisse être débrouillé... »
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
     Le témoignage de M. Paul Hartmann confirme que c'est la police française qui procéda à cette arrestation.
Des témoins ont raconté que l'appartement (9 rue des Feuillantines), après l'arrestation, était sens dessus dessous. Les agents avaient même tiré des coups de feu dans les miroirs, comme s'ils n'avaient pu supporter l'image d'eux-mêmes effectuant cette arrestation d'un paisible libraire et d'une fillette.

Photographie prise, après la guerre, dans un entrepôt contenant des livres pillés en France.
Photographie prise, après la guerre, dans un entrepôt contenant des livres pillés en France (CDJC).
     Si la police française suit les mêmes instructions que pour notre témoin, Aron et sa fille sont probablement emmenés au commissariat de police de leur quartier :
   « Lorsque nous sommes sortis de notre immeuble, je me souviens que nous avons remonté à pied, encadrés par ces deux agents de police, nous avons remonté le boulevard de la Gare, en direction de la place d’Italie, nous sommes passés devant des commerçants et je me souviens bien, nous sommes passés devant la boulangerie, la boulangère était sur le pas de sa porte, elle nous a regardés et nos regards se sont croisés, je ne sais pas, je ne sais pas ce que cette femme a pu penser, ce que d’autres ont pu penser. Nous avons dépassé la rue Nationale, nous sommes arrivés au commissariat de police du passage Ricaut... »
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice

Du commissariat, les familles raflées sont conduites à Drancy par des autocars de la RATP :

   « Donc, après beaucoup de difficultés, on nous emmène avec les fameux autobus de sinistre mémoire, qu’on appelait les TN 4 avec des plates-formes extérieures, on nous conduit au camp de Drancy qui devenait le grand camp de regroupement en vue des déportations, en direction de l’Est. Dans ce camp de Drancy, nous sommes arrivés vers 12 h30 / 13 h, on a commencé par nous dépouiller de tout ce que nous avions sur nous, en fait d’alliances, de bagues, de montres, de menue monnaie dans les poches. C’étaient d’ailleurs [...] des Français, qui nous ont vidés complètement, nous ont dépouillés et puis on nous a fait monter dans un des blocs.»
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice

     Aron est donc fouillé à l'entrée du camp et dépouillé de son argent et de tout objet de valeur.

     Aron et sa fille restent deux jours au camp de Drancy d'où ils furent déportés par le convoi n°37, le 25 septembre 1942. Ce convoi était en grande partie composé de Juifs roumains (779 sur 1004 partants). 

     Voici la liste établie par les nazis à Drancy pour constituer leur convoi de déportation. Il s'agit d'un "double" au papier carbone, difficile à lire :

Liste de constitution du convoi n°37, faite à Drancy, en septembre 1942.

Liste de constitution du convoi n°37, faite à Drancy, en septembre 1942. (CDJC)
Encadrés en rouge, les noms d'Aron Natanson et de sa fille Mireille.
Aron Natanson est présenté avec la profession de "bouquiniste".

     Notre témoin, l'un des rares survivants de ce convoi, a raconté le rassemblement et le départ de ce train. Il le raconte avec ses yeux de jeune de 15 ans :

« Le lendemain [25 septembre 1942], à cinq heures du matin, il y a eu un appel de fait dans la cour centrale et le convoi s’est préparé pour être conduit à la gare du Bourget-Drancy, qui servait de gare d’embarquement en direction de l’Est. Dans ces wagons de marchandises devenus célèbres depuis et dont on a montré pas mal de photos, wagons de marchandises qui étaient prévus pour, je crois, quatorze chevaux si je ne dis pas de bêtises, on a entassé soixante hommes, soixante personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards, malades, bébés, nourrissons, y’ avait des nourrissons dans mon wagon. On nous a fait monter, les portes ont été cadenassées, l’aération ne se faisait qu’à travers de petits vasistas en hauteur, c’était l’aération pour les chevaux, bien entendu. Il y avait un bac vide, un genre de tonneau vide pour les besoins intimes et on nous a donné à chacun un pain, un morceau de saucisson et un morceau de margarine. Je dois vous dire que l’atmosphère qui régnait dans ce wagon, qui a commencé de régner depuis le 25 au matin - le train a quitté la gare du Bourget Drancy à 8 h 55 , je me souviens encore de l’heure, l’atmosphère qui a régné jusqu’au 28 à midi, c’est quelque chose qu’il est très difficile de décrire, des cris, cris des femmes, cris des malades et des nourrissons, la soif, fin septembre il faisait encore relativement chaud, la soif, l’ignorance, l’inquiétude, évidemment personne n’imaginait où nous allions, personne n’imaginait non plus ce que nous allions faire, personne n’imaginait non plus ce qu’on allait  faire de nous. De temps en temps, je me souviens, la nuit surtout, je ne sais pas pourquoi, la moitié des gens ne dormait pas, je me suis haussé sur la pointe des pieds et j’ai réussi à lire par les vasistas, de nuit, certains noms de gares que nous traversions à ce moment là. J’ai vu d’ailleurs, Strassburg  qui était devenu le nom de Strasbourg la nouvelle appellation, j’ai vu Fulda, j’ai vu Erfurt , j’ai vu Weimar... »
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
    Le convoi met deux jours pour gagner Auschwitz.
    Le 27 septembre 1942, une sélection de 175 hommes pour le travail est faite à Kosel, peu avant d'arriver à Auschwitz. Puis, à l'arrivée à Birkenau, 40 hommes encore qui reçoivent les matricules 66030 à 66069. J'ai longtemps cru qu'en raison de son âge (56 ans), Aron Natanson n'avait pas été sélectionné pour le travail et avait fait partie, avec sa fille Miryam, des 873 personnes conduites dès l'arrivée à la chambre à gaz.
   Mais en novembre 1999, une communication avec un historien allemand, Erwin Denzler, qui avait fait une recherche sur un autre déporté du même convoi et qui a lu la version anglaise de ces pages, m'a conduit vers de nouveaux documents, conservés aux Archives du Musée d'Auschwitz. En fait, Aron Natanson a été sélectionné pour le travail puis amené au camp d'Auschwitz I où il est mort quinze jours après.

     J'ai pu compléter au tout début de 2001 cet itinéraire, grâce au témoignage déjà cité plus haut :

   «. Et puis, le 28 en fin de matinée, nous sommes arrivés en Haute Silésie, dans cette gare qu’on appelle Kosel.  Et lorsque les wagons se sont arrêtés dans un bruit de ferraille (les wagons s’entrechoquant au moment du freinage, dans un bruit de ferraille), les SS. ont commencé à hurler sur le quai, curieusement, les premières phrases que j’ai entendues en allemand, c’étaient, c’étaient des hurlements, des gueulements, des gueulements . Les wagons ont commencé d’être ouverts à grand fracas et ils ont passé l’inspection, wagon par wagon pour voir s’il y avait des morts, s’il restait encore des vivants. Beaucoup de gens étaient morts, d’autres étaient devenus fous.

Passée cette première visite, les hurlements des SS., gueulent devant chaque wagon, en allemand évidemment, que tous les hommes de 18 à 55 ans descendent immédiatement sur le quai. Mon père, comme tous les hommes de sa tranche d’âge descend sur le quai.  Mon père a, à l’époque, 43 ans, il  descend sur le quai et se met, se regroupe avec les quelques dizaines d’autres, une petite centaine qui s’y trouvait déjà. Quelques minutes se passent, je reste donc dans le wagon, puisque j’avais 15 ans, je reste donc avec ma mère et mes soeurs. Quelques minutes se passent et on entend à nouveau les portes qui claquent, de wagon en wagon. Les SS. referment les portes et les recadenassent. Au moment où ils arrivent devant mon wagon, les yeux du SS. se portent sur moi et il commence à m’apostropher en allemand, en tout cas, je ne savais pas que c’était sur moi mais d’après mon père qui m’avait fait signe de loin, ses yeux se portent sur moi, il commence à m’insulter en allemand de tous les noms que je ne comprenais d’ailleurs pas, voulant dire par là que j’étais en train de resquiller, que j’étais pas descendu, que je n’avais pas obéi à son ordre. [...] Donc, je descends, je, je ne me souviens pas si j’ai, si j’ai pu dire au revoir à ma mère, à mes soeurs, je crois que dans ces moments- là on ne dit rien, je suis donc descendu avec le menu bagage qui me restait encore dans les mains et je rejoins mon père sur le quai. A ce moment- là, les quelques uns que nous étions sur le quai, peut-être une petite centaine, nous regardons le train qui s’ébranle dans un nouveau vacarme de ferraille et puis , je, je me souviens que j’ai regardé à ce soupirail où ma mère se trouvait dans ce wagon. Elle n’a pas pu se hausser à hauteur, elle était pas assez grande pour cela mais, j’ai vu d’autres visages et, et vraiment, je crois que c’était surtout le, un sentiment de crainte, d’inquiétude, d’ignorance. Je commençais d’être plongé dans un monde qui n’était pas le mien mais, qui n’avait rien de logique à mes yeux, qui n’avait rien de ressemblant avec ce qui avait été ma vie pendant les quinze années auparavant..»

Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
     Les 175 hommes sélectionnés à Kosel sont ensuite conduits au petit camp de triage d'Ottmuth, puis une partie d'entre eux furent utilisés dans le camp-usine de Blechhammer. Tous ces camps dépendent d'Auschwitz.
Carte du sud de la Pologne situant la gare de Kosel et les deux camps secondaires d'Ottmuth et de Blechhammer
     En fait, il est assez probable qu'Aron ne descendit pas du train à Kosel : il avait 56 ans et dépassait donc l'âge des hommes réclamés par les SS. Il connaissait parfaitement l'allemand et n'a donc probablement pas répondu à cet ordre de descendre du train. Cela lui permettait aussi de rester avec sa fille.

     S'il est bien arrivé dans ces conditions à Auschwitz, il fut sélectionné à l'arrivée au camp de Birkenau :

Plan du camp d'Auschwitz-Birkenau, avec l'arrivée des voies ferrées, les baraquements, les chambres à gaz
      Je reconstitue l'itinéraire suivi d'après le témoignage de plusieurs déportés : Maurice Cling, Marc Klein...
En sortant des wagons, les hommes et les femmes sont séparés et forment deux files parallèles : hommes sur la gauche et femmes sur la droite (B). Peut-être Aron peut-il échanger un dernier regard avec sa fille. Ce n'est pas sûr. Les S.S. bousculent les déportés ("Los ! Los !") qui sortent de deux jours de trajet en train sans que les portes aient été ouvertes une seule fois.
     Ils passent devant les officiers nazis : les valides vont à gauche, les autres, et les enfants, à droite...
     Les hommes valides sélectionnés furent peu nombreux à cause de l'arrêt à Kosel. Il n'y eut qu'une quarantaine de sélectionnés.
     La petite colonne ainsi constituée se met en marche le long du quai et se dirige vers l'entrée du camp (A) et passent sous le porche (A), sortent du camp et se dirigent vers le camp d'Auschwitz I, le Stammlager, qui se trouve à 3 km au Sud-Est.
     Ils longent la double rangée de barbelés électrifiés qui entourent le camp, puis pénètrent dans le camp.
     Les déportés sont alignés par un officier qui, aidé d'un traducteur pris parmi les détenus,  les apostrophe : "Vous n'êtes pas ici dans un sanatorium, que ceux qui sont malades sortent des rangs".
     C'est alors seulement que ceux qui restent sont tatoués. Ensuite, fouille et déshabillage près d'un camion où doivent être déposés les vêtements, "bien pliés" précise l'ordre. Les déportés ne gardent que leur ceinture et leurs chaussures. Suit le passage à la tondeuse des cheveux et des poils. Puis la douche et la distribution des tenues rayées, avec un bonnet du même tissu. Les chaussures les plus belles ont été remplacées dans l'intervalle par des claquettes à semelles de bois.
   «Nous avions été délestés à Birkenau de tous nos bagages, puis dès notre arrivée au Stammlager, nous fûmes privés de tous les objets que nous portions sur nous, y compris nos papiers d'identité, montres, porte-feuilles, stylos, lunettes, bagues, tous les menus objets qu'un homme peut porter sur lui furent jetés, selon les espèces, sur des tas séparés. Puis nous fûmes privés de nos vêtements, rasés sur tout le corps, passés à la douche et nous fûmes affublés du fameux habit rayé bleu et blanc..»
Marc Klein,Témoignages strasbourgeois. De l'Université aux camps de concentration, Les Belles Lettres, 1947
   «Au choc créé par l'atmosphère du camp et par la brutalité des S.S. et des kapos s'ajoute la dépersonnalisation qui accompagne habituellement toute situation d'emprisonnement et qui, à Auschwitz était poussé jusqu'à ses dernières limites : mise à nu, douche glaciale, rasage complet du corps, octroi des vêtements des morts, tatouage du numéro de l'interné(e), etc.»
Michael Pollak, L'Expérience concentrationnaire, Métailié, 1990
     Dès la première nuit, les déportés sont réveillés en sursaut par des vociférations en allemand par le kapo et ses "stubedienst" (littéralement : service de chambrée, en pratique, adjoints du kapo) qui utilisent des matraques en caoutchouc : "Los ! Los ! Schnell !" Les hommes abasourdis s'extraient de leur couchette exiguë, se bousculent dans les couloirs étroits de la baraque et, affolés par les cris et les coups, sont entraînés vers l'escalier qui descend à une salle d'eau située au rez-de-chaussée. Aucun ne peut échapper aux coups sur le dos que distribuent le kapo et ses auxiliaires.
     Dans la matinée, les déportés descendent dans la cour qui sépare les baraques. Sur chaque baraque est écrit, au dessus de l'entrée : "Quarantäne. Eintritt verboten." Au milieu de la cour est creusé un grand trou carré entouré d'un siège en bois : les "Abort" (WC). Ensuite, il y a de longues heures d'attente. Avec la faim qui commence à se manifester. La cour sert aussi au dressage des détenus : comment saluer les S.S., au cri de "Achtung !", en enlevant son bonnet. Si un officier vous parle vous devez répondre en allemand, avec le grade de l'officier. C'est un problème pour bien des Français. Pas pour Aron qui maîtrise l'allemand. Mais quelle différence avec l'allemand de ses études philosophiques à Berlin... Il est interdit de regarder un S.S. dans les yeux : le regard doit être baissé vers le sol à un mètre à droite : "Augen rechts !" ("Les yeux à droite !"). Il faut savoir décliner son matricule en allemand et en polonais.
     Dès cette première journée, commencent les vols entre détenus. Les plus anciens volent ceux qui viennent d'arriver. Certains se font voler leurs chaussures, d'autres leur "Mutzen" (bonnet). On se doute bien qu'Aron ne devait pas être fort à ce jeu-là, pourtant vital.
 
   «Ici, le "haftling" [détenu] est un objet qu'on manipule. Il doit obéir aux ordres comme une machine. Il ne doit exprimer que l'humilité, la conscience de son indignité, de son néant devant l'autorité. Il n'a aucun droit, il ne pense pas, il est inexistant. Le dressage de la quarantaine vise à lui inculquer cette conviction, à briser sa personnalité puisqu'il est devenu interchangeable, à le conditionner aux nouveaux réflexes des marques de respect, à l'acceptation aveugle des ordres les plus arbitraires.
     Dès lors, il est prêt à entrer dans le camp lui-même, c'est-à-dire à être mis au travail.»
Maurice Cling, Vous qui entrez ici... Un enfant à Auschwitz, Graphein-FNDIRP, 1999

     Cette dépersonnalisation, Aron l'a sans doute refusée de toute son âme. L'auteur du texte ci-dessus était un jeune de 15 ans qui s'est "adapté" et a survécu. Aron ne le pouvait pas. Il a donc subi cette arrivée au camp : dénudé, rasé, douché, tatoué, revêtu de la tenue rayée ; il a eu le temps de connaître la brutalité des blocks : kapos, coups, dressage..., le temps de comprendre aussi ce qu'était devenue sa fille, et le temps d'en mourir.

     Depuis l'été 1942, le typhus s'est répandu dans le camp. Aron affaibli tombe malade et est probablement envoyé au Revier (l'infirmerie du camp). Le Docteur SS Johann-Paul Kremer constate son décès le 11 octobre, à 10 h. 05 du matin. A la fin de décembre 1999, j'ai reçu des Archives d'Auschwitz une copie de l'acte officiel de décès :
 

Extrait de l'acte de décès, en allemand. Inscrit d’après la déclaration orale écrite du médecin Kremer, Docteur en médecine, à Auschwitz, le 11 octobre 1942.
     Il faut ici dire un mot du médecin SS Johann-Paul Kremer. Il est arrivé au camp d'Auschwitz le 30 août 1942 et y resta presque 3 mois. Au moment de son arrivée le typhus faisait des victimes en grand nombre à Auschwitz. On peut penser que c'est là la véritable cause du décès d'Aron.
     Le médecin SS tenait son journal intime depuis 1940. Il y fait des remarques sur ses activités, décrit très souvent ses repas. Ainsi, le 11 octobre, après avoir constaté le décés d'Aron, il a bien mangé et écrit :
 
«11 Octobre 1942 : Aujourd'hui, Samedi, il y avait au déjeuner du lièvre rôti (une vraiment grosse cuisse) avec des boulettes et du chou rouge pour 1.25 Reichsmark ».

     Mais surtout, Johann-Paul Kremer est l'un des S.S. qui a témoigné dans son journal des sélections et de l'extermination dans les chambres à gaz. C'est un témoin direct, authentique. Voici le passage principal (en allemand et avec la traduction française) où Kremer évoque les « actions spéciales » selon le langage codé des camps :
 

     « 2. Schutzimpfung gegen Typhus; danach abends starke allegemeinreaktion (Fieber). Trotzdem in der Nacht noch bei einer Sonderaktion aus Holland (I 600 Personen) zugegen. Schauerliche Szene vor dem letzten Bunker Hössler ! Das war die 10. Sonderaktion » « 2e vaccination préventive contre le typhus; après cela dans la soirée forte réaction générale (fièvre). J'ai malgré cela dans la nuit assisté encore une fois à une action spéciale sur des gens en provenance de Hollande (1 600 personnes). Scènes terrifiantes devant le dernier bunker (Hössler) ! C'était la dixième action spéciale. »

La cause du décès d'Aron est donnée dans cet acte.
 

Extrait de l'acte de décès en allemand.      Cause de la mort : Septicémie par phlegmon
     Je crois qu'il faut voir là l'une des affections causées par le typhus.

     Voici le texte complet de cet acte de décès :
 

Nr 35733/1942
Auschwitz, den 21. Oktober 1942
      Der Kaufmann Aron Natanson
mosaisch
wohnhaft Paris V, Rue des Feuillantines 9
ist am 11. Oktober 1942 um 10 Uhr 05 Minuten
in Auschwitz, Kazernstrasse verstorben.
      Der Verstorbene war geboren am 1. Februar 1886
in Ploiesti, Rumanien
(Standesamt--------------Nr------------------)
      Vater: Osias Natanson, wonhhaft in Ploiesti
      Mutter: Anna Natanson geborene Rapaport, zuletzt wohnhaft in Ploiesti
Der Verstorbene war nicht Verheiratet mit Fanny Natanson geborene Neidmann
      Eingetragen auf mündliche schriftliche Anzeige des Arztes Doktor der Medizin Kremer in Auschwitz vom 11. Oktober 1942
D     Anzeigende
 
Die Übereinstimmung mit dem
Erstbuch wird beblaubigt.
Auschwitz, den 21. 10. 1942

Der Standesbeamte
In Vertretung
[illisible]

Der Standesbeamte
In Vertratung
Quakernack
  Todesursache: Sepsis bei Phlegmone
N°35733/1942
Auschwitz, le 21 octobre 1942
   Le commerçant Aron Natanson
israélite
Demeurant : Paris V, rue des Feuillantines 9
Est décédé le 11 octobre 1942 à 10 h 05 minutes
A Auschwitz, Kazernstrasse (rue de la caserne).
Le défunt était né le 1er février 1886
à Ploiesti (Roumanie)
Etat-civil                       N° 
   Père : Osias Natanson, demeurant à Ploiesti
   Mère : Anna Natanson née Rapaport, dernier domicile Ploiesti.
Le défunt était non marié à Fanny Natanson, née Neidmann.
   Inscrit d’après la déclaration orale écrite du médecin Kremer, Docteur en médecine, à Auschwitz, le 11 octobre 1942.
 
La conformité avec le premier registre est certifiée.
Auschwitz, le 21.10.1942

L’employé d’état civil
Son suppléant 
(illisible) 

L’employé d’état civil
Son suppléant
Quakernack

Cause de la mort : Septicémie par phlegmon
 

       
Aron Natanson est mort, le 11 octobre 1942, vers 10 heures du matin, dans le camp d'Auschwitz I.

Sur le Mur des Noms du mémorial de la Shoah, à Paris.
Sur le Mur des Noms du mémorial de la Shoah, à Paris.
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