L’émotion
isole, elle
peut même ressortir d’un envoûtement
hypnotique de
l’horreur ; elle est inaccessible au raisonnement mais elle
me permet
aussi de découvrir que je ne suis pas seul, que je suis
capable
de connaître ce qu’éprouve
l’autre au travers de ma propre
émotion. Il faut dire avec Hannah Arendt que le contraire de
l’émotion, ce n’est pas la raison, mais
l’indifférence.
Historiciser et comprendre la Shoah ?
Il est certes
nécessaire
d’«
historiciser la Shoah
» comme nous y invite Georges Bensoussan[1].
A
l’heure du négationnisme, il convient
d’entrer résolument
dans les faits, faire l’étude précise
et rigoureuse du
génocide, d’analyser
l’antisémitisme, de
s’intéresser aux victimes, mais aussi aux
bourreaux, de
s’efforcer de comprendre la société
allemande dans
laquelle est né le projet exterminationniste et la
société française qui a puissamment
contribué et à l’arrestation,
à la livraison des
Juifs, et parfois à leur sauvetage. Cela implique de ne pas
se
cantonner au « lamento
moraliste du "plus jamais ça" »,
à la
leçon de morale inopérante[2]
.
Mais plus l’on se penche sur
l’extermination des Juifs durant la
Seconde guerre mondiale, moins on la comprend, au sens ou « comprendre, c’est
presque justifier
»[3] . En classe, nous
pouvons en décrire
le mécanisme, nous savons montrer des
enchaînements de
faits et d’idées, nous précisons les
chiffres, nous
localisons mieux. Mais pouvons nous comprendre ce qui s’est
passé ? Il me semble qu’aucune école
historique, aucun
système philosophique, ne parvient à expliquer
complètement la Shoah. Les religions paraissent
particulièrement démunies sur cette question . Je
n’irai
pas jusqu’à rejoindre complètement
Claude Lanzmann, pour
qui chercher à comprendre serait une sorte de profanation,
une
absolution indécente du crime unique, par la
désacralisation de la causalité[4]
,
mais il faut dire l’insuffisance de la seule
démarche historique
: travailler sur la Shoah conduit parfois à rester
là,
les bras ballants, devant l’horreur ordinaire de nos
découvertes…
Quelle place pour l’émotion ?
On se
méfie des
sentiments dans l’Education Nationale. N’y a-t-il
pas une
exagération dans la tendance actuelle à vouloir
éliminer l’émotion, qui serait
mortifère, faite de
fascination morbide et finalement contre-productive et dangereuse. Un
inspecteur général déclare :
« L'émotion
submerge trop souvent la
volonté d'intelligibilité. Aller à
Auschwitz, trop
jouer sur l'émotionnel, sur le « comme si vous y
étiez », c'est entrer dans une démarche
qui, si
elle est exclusive, ne peut être celle de l'histoire. Il faut
toujours craindre de faire naître une sorte de fascination
pour
l'horreur et faire appel aux larmes, c'est provoquer le risque d'un
repli sur soi, […], c'est risquer de donner à la
Shoah la
dimension de l'inconnaissable par la raison […]. La Shoah ne
doit pas
s'enseigner sur la seule tonalité de la
déploration.
»[5] .
Dominique Borne, en répétant l’adverbe
« trop
», décrit ici
l’excès d’émotion comme mode
unique d’appropriation de ce
que fut le génocide. Mais ce faisant, il ne
répond pas
à la question : que faire de l’émotion
? La
question me semble moins de la mettre à
l’écart que de
lui accorder sa juste place.
La préparation d’un voyage
vers Auschwitz
Ce qui est
proposé aux
élèves, ce n’est pas un voyage
« à »
Auschwitz, mais « vers » Auschwitz, avec
l’idée que
nous n’atteindrons jamais réellement ce lieu, que
nous ne
pourrons que nous en approcher.
Cette
idée est
présente dans la démarche
muséographique qui a
guidé l’aménagement récent
du « sauna
» de Birkenau, lieu d’accueil des nouveaux
arrivants,
dénudés, rasés, tatoués.
Nous marchons sur
des carrelages de verre transparent, posés à une
dizaine
de centimètres du sol sur lequel marchaient les
déportés. Ces quelques centimètres
créent
la distance : nous ne marchons pas « dans les pas des
déportés », nous appartenons
décidément à un tout autre monde.
Pour ce
voyage « vers
Auschwitz » proposé à une classe de
Première
littéraire à options artistiques, je pars de
l’idée que l’émotion
qu’on ressent à Auschwitz,
c’est, pour une grande part, celle qu’on y apporte.
Un tel voyage se
prépare depuis le début de
l’année[6]
.
La Shoah doit être normalement traitée
en fin
d’année scolaire. Pour pouvoir travailler
davantage la question,
j’ai programmé une inversion totale du programme :
nous partons
donc de la Shoah, événement majeur du XXe
siècle,
pour remonter vers ses sources : la Seconde guerre mondiale, puis le
nazisme, puis la Guerre 14-18 et la mise en place d’un
processus de
« brutalisation des sociétés
européennes
», le génocide arménien, la IIIe
République
avec l’Affaire Dreyfus et aussi la brutalité sans
nom de la
colonisation et le mépris raciste qu’elle
génère…
La phase préparatoire combine cette information
historique
solide avec une démarche plus personnelle. Elle admet le
refus
de trois élèves qui ne veulent pas venir, qui
s’en
sentent incapables, qui ne trouvent pas bien qu’on aille
visiter un tel
lieu « comme un zoo » dira l’une
d’elles.
Je demande aux vingt-sept élèves qui
ont choisi de
partir, d’amener quelque chose
d’eux-mêmes à Auschwitz :
chacun d’entre eux choisit une image, une photo, un extrait
de
témoignage, un poème… Il est entendu
que nous laisserons
ce qu’ils auront apporté à Auschwitz.
Dans une boite
transparente, nous collectons écrits et dessins et dans un
endroit choisi, nous déposerons la boite. Auparavant, dans
l’avion, les écrits et images auront
circulé. Nous aurons
la surprise de découvrir ce que chacun a amené :
Charlotte a redessiné le logo antifasciste qu’elle
porte en
badge sur son sac ; Julie a écrit un poème, avec
l’aide
son père, précise-t-elle ; Rania a
préféré reprendre un
célèbre
poème de Primo Levi ; Cécile a reproduit et
réinterprété, sur une grande feuille
qui ne
rentrera pas dans la boite, un dessin de Serge Smulevic, ancien
déporté d’Auschwitz, avec lequel nous
avons correspondu…
Plus tard, au cours de la visite du camp principal, dans une
salle
sombre du « block des Juifs » où
retentit un
kaddish, les élèves, sans
nécessairement
adhérer au sens religieux du lieu, vivent collectivement ce
moment de silence intense et digne et je choisis de déposer
là ce qu’ils ont amené.
Préparer aussi la prise de distance
Au sortir du
block, des sourires
et un moment de détente sans excès : nous pouvons
vivre
le plaisir d’être vivants,
d’être ensemble dans cette
visite. Et sans doute, nous nous sommes libérés
d’un
poids en laissant là poèmes et dessins issus de
notre
réflexion sur la mort programmée des camps nazis.
Nous
avons, d’une certaine façon, mis à
distance le camp dans
lequel nous continuons pourtant notre visite. Notre pensée
n’est
pas rivée aux lieux, ce n’est pas un chemin de
croix contraint ;
notre esprit peut vagabonder, se créer ses images, se dire
des
mots en cohérence ou en décalage avec les dures
informations que nous donnent la guide polonaise et « Jules
», le survivant de trois années de camps.
J’ai constaté dans un voyage
vécu en 2004 combien
les enseignants étaient tendus, en fin de
journée. Leur
propre émotion, la crainte de voir leurs
élèves
« déraper » conduisent à de
légers
incidents. « On ne peut pas vivre une journée
complète dans le deuil » me disait un
lycéen
fatigué, en fin d’après-midi. Cette
crainte du
dérapage provoque elle-même des incidents dans le
camp.
« Respectez ! » devient une injonction quand on
guette le
moindre sourire. « Mais madame, on respecte ! »
répondent des collégiennes qui ont
piqué un fou
rire, il y a un instant, « là où il ne
fallait pas
».
Il vaudrait mieux présenter dès le
départ ce
voyage pour ce qu’il est, un voyage de vie et non un voyage
de mort.
Dans le car qui roule vers l’aéroport,
j’ai dit combien nous
avions « le droit » d’être
heureux de vivre, d’avoir
du plaisir à être ensemble, à voyager
dans un pays
lointain, à prendre l’avion pour la
première fois.
Autoriser ce plaisir, c’est permettre
l’établissement de la
distance, le passage aisé entre les moments de
dignité
sérieuse et les moments où l’on peut
relâcher un
peu la pression de cette journée éprouvante
A la fin de la journée, dans le camp de Birkenau,
Séverine dira qu’elle est frappée par
la beauté du
lieu. La neige recouvre encore le camp, par larges plaques, et les
bouquets de bouleaux se détachent sur le ciel. Plus on
approche
du fond du camp, vers les chambres à gaz
dynamitées et le
petit lac comblé avec les cendres des
crématoires, plus
cette étrange beauté est perceptible, dans le
soir
tombant.
Dominique Natanson,
Enseignant et formateur, Académie d’Amiens
Animateur du site « Mémoire Juive et Education
»,
http://www.memoire-juive.org/
Cet
artice a paru dans le revue "Les Cahiers Pédagogiques".
Notes :
1.
Georges Bensoussan,
Auschwitz en héritage ? D'un bon usage de la
mémoire, Les
petits libres, n° 24, 1998.
2.Voir Dominique Natanson,
J’enseigne, avec
l’Internet, la Shoah et
les crimes nazis, CRDP de Bretagne, 2002. J’y
commente, en
particulier, les propos tenus par Georges Bensoussan,
rédacteur
en chef de la Revue d’Histoire de la Shoah (CDJC) dans une
conférence :
Comment
enseigner la Shoah, Compte-rendu par Nicole Mullier et
Marie-Paule Hervieu. de la
Conférence-débat
au lycée Edgar Quinet, Paris, 24 mai 2000, sur
le site
http://aphgcaen.free.fr/cercle/bensoussan.htm
3.Primo Levi.,
Si
c’est un homme, Julliard, 1987.
4.Voir Claude Lanzmann,
Shoah, Fayard, 1985
et ses prises
de position, dans
Le
Monde
notamment
5. Dominique Borne,
Faire connaître la Shoah à l'école,
in
Les cahiers de la
Shoah n° 1,
Éditions Liana Levi, 1994
6. Du manque de
préparation découlent
sans doute les quelques dérapages dont on a beaucoup
parlé en 2005, dans une région Ile-de-France qui
se vante
de faire du chiffre, d’envoyer toujours plus de
lycéens visiter
les camps.